Ils se sont partagés en deux groupes d'une trentaine de personnes chacun.
L'un s'est installé dans une bâtisse, à proximité du marché des abattoirs situé
dans la commune bruxelloise d'Anderlecht; l'autre a eu plus de chance: un
«mécène» a mis à sa disposition son immeuble privé, situé dans le centre-ville
de Bruxelles. Les deux groupes ont entamé une grève de la faim depuis plus
d'une semaine. Ce sont, tous, des demandeurs d'asile. Des «sans papiers». Ils
sont congolais, pakistanais, afghans, marocains, moldaves? algériens. Certains
sont en Belgique depuis cinq ou dix ans, ont dépensé de petites fortunes dans
les cabinets d'avocats, épuisé tous les recours légaux de leurs demandes
d'asile et ne sont pas pour autant prêts à abandonner leur quête de «papiers».
Ils ont annoncé leur volonté d'aller jusqu'au bout de leur grève de la faim,
quitte à laisser leur vie. Devant une si grande détermination et tant de misère
humaine, je me dis que les raisons qui les ont poussés à quitter leurs pays
d'origine doivent être encore plus terribles à vivre. Dix ans pour certains et
ils espèrent encore. Certains sont en famille, épouse et enfants en bas âge
laissés dans un centre d'accueil. Comment ont-ils pu tenir une si longue
période ? Par les mille et un miracles de la vie, par la force de l'espoir, par
le souvenir des épreuves passées, vécues au pays d'origine. Les jeunes, vous en
trouverez qui font le pied de grue dans les environs du «Petit Château». Ils
sont rassemblés en groupes de 4 ou cinq et attendent les «patrons» qui vont les
emmener travailler sur les chantiers. 10, 12 heures à «manœuvrer» durement pour
40 ou 50 euros. Travail au noir, disent-ils. Le «Petit Château» est une demeure
sombre, portail lourd et tours de donjon de part et d'autre. Le canal de
Bruxelles, gris et triste, passe devant. Parfois une voiture s'arrête, les
jeunes y accourent. 6, 7 ou 8 à la fois. «Moi, moi, monsieur, je suis
plafonneur-plâtrier ! Moi, moi, monsieur, je suis maçon !» Les premiers arrivés
sur la voiture sont pris. En moins d'une minute, la voiture démarre sur les
chapeaux de roue, emmenant ces nouveaux esclaves des temps modernes vers leur
calvaire quotidien. Et puis il y a les filles jeunes et moins jeunes. Les plus
chanceuses se font recruter, toujours au noir, dans les bistrots, restaurants
et boîtes de nuit. D'autres vous interpellent au détour d'une ruelle sombre
pour une «partie» à 20 ou 30 euros. Les plus décidées dans ce domaine sont
exposées dans des vitrines, pratiquement nues, aux portes de sortie de la gare
du nord, à deux pas de l'hôtel Hilton devant lequel défilent, régulièrement,
des limousines. Par quelque bout que vous prenez leurs histoires, elles sont
emplies de misère et de souvenirs douloureux. «Le destin», expliquent ces
hommes et ces femmes, ombres dans la foule rieuse et joyeuse en cette période de
fêtes. Un destin qui ne veut pas les lâcher, même loin de leurs terres natales.
Un destin qui s'acharne et perdure. De temps à autre, les télévisions belges en
parlent. Souvent en moins de temps que celui réservé à un fait divers. La
semaine dernière, au bout d'une polémique qui a opposé des leaders politiques,
le gouvernement a fini par trouver deux anciennes casernes, transformées, en un
rien de temps, en logis pour les «réfugiés». L'une est à Bastogne et l'autre
dans un village flamand. Les images télé montrent des femmes, des enfants, des
jeunes heureux de trouver un endroit chaud, à l'abri de cet hiver
particulièrement rigoureux cette année. Les volontaires de la Croix-Rouge se
sont mobilisés pour leur apporter assistance et soins. «Ils sont plus de 300»,
dit le reporter télé. Le drame, c'est qu'il y a tous les autres. Nombreux. On
parle de 100.000 clandestins dans le pays. 100.000 «haraga», selon le code
algérien. Ainsi, pour beaucoup d'entre eux, la «harga» continue au-delà des
océans. Après avoir échappé à la guillotine des vagues, aux pièges et chantages
des passeurs, aux négriers de tous bords, le calvaire du harrag n'est, souvent,
pas fini. Son quotidien dans cet ailleurs rêvé est fait d'angoisse et de peur.
Pas un instant il ne baisse la garde dans les cités européennes. Un contrôle de
police, une rafle, chaque instant est une veille contre le risque d'être
embarqué, jugé, expulsé. Cette vie sur le fil du rasoir a fini par le décider à
se battre au grand jour. Une grève de la faim pour sortir de l'anonymat et
interpeller le gouvernement belge. Là encore un nouvel obstacle. Le
gouvernement belge est un gouvernement en affaires courantes. Les négociations
pour un nouveau gouvernement sont enlisées depuis juin dernier, depuis les
élections législatives qui ont donné la victoire aux socialistes chez les
francophones et aux nationalistes de droite chez les Flamands. Pas le temps de
s'occuper plus sérieusement du cas des «réfugiés». Dans ce face-à-face entre
les politiques belges et «les clandestins haraga», le silence des pays
d'origine. Pas tout à fait. Le soir, dans les cybercafés et boutiques
«fax?phone», ils écoutent la voix de leurs familles au bled. «Je vais très
bien, maman. Bientôt je reviendrai te voir.» Quand ?