Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le feuilleton WikiLeaks ou l'usure de la confidentialité sur le Net

par Pierre Morville

L'intégration toujours plus forte des réseaux de communication réduit la notion de confidentialité. Au grand dam des Etats et des entreprises !

La police britannique a donc arrêté Julian Assange et livrera certainement le leader de WikiLeaks à la justice suédoise, pour une très obscure mais très opportune histoire de mœurs. Le 18 novembre, la justice suédoise avait lancé un mandat d'arrêt international surprenant à l'encontre de Julian Assange, dans le cadre d'une enquête pour «viol et agression sexuelle». Dix jours plus tard, cinq grands titres de la presse mondiale commençaient à publier le contenu de quelque 250.000 câbles diplomatiques américains dévoilés par le site WikiLeaks, provoquant un séisme politique. Le 29 novembre, les Etats-Unis parlent de « crime grave » et « d'attaque contre la communauté internationale » et menacent à leur tour Assange de poursuites. Depuis, le site WikiLeaks n'est plus hébergé par le géant américain de l'Internet, Amazon. Le service de paiement en ligne PayPal a décidé de bloquer les transferts financiers vers le site qui se replie sur un distributeur suisse et subit de multiples cyber-attaques. Le 6 décembre, WikiLeaks publie une liste secrète d'infrastructures sensibles à travers le monde que les Etats-Unis veulent protéger d'attaques terroristes.

 Avant de se rendre à la police britannique le 7 décembre, Julian Assange avait assuré vendredi que «les archives des télégrammes, ainsi que des documents américains importants et ceux d'autres pays, ont été répartis (...), sous leur forme cryptée, entre plus de 100.000 personnes». Le feuilleton n'est donc pas près de s'arrêter. D'autant que seule une petite fraction des informations détenues ont été rendues publiques et l'on annonce dans un délai très proche des révélations dans un domaine très sensible, l'activité économique des Etats mais également des sociétés privées, notamment dans le domaine bancaire et pharmaceutique. De quoi en faire trembler plus d'un?

Une sur-réaction américaine

Et pourtant ! Les 1ères informations diffusées n'avaient rien de scoops stupéfiants. Elles venaient le plus souvent confirmer des opinions qui circulaient dans les rédactions ou sur le Net. Comme l'explique un chercheur de l'IRIS. « Ceux qui s'attendaient peut-être à de véritables scoops seront donc certainement déçus d'apprendre simplement que les responsables politiques américains estiment que Silvio Berlusconi est incompétent, que Nicolas Sarkozy est autoritaire, que Vladimir Poutine est un mâle dominant, ou encore que l'Iran n'est pas franchement le meilleur allié des Etats-Unis? En bref, rien de ce que l'observateur faisant preuve d'un minimum de bon sens n'a été en mesure de déceler il y a déjà bien longtemps, à moins de faire preuve d'une étonnante naïveté. Les Etats arabes qui craignent l'Iran ? Là non plus, rien de franchement nouveau », constate le géopoliticien Barthélémy Courmont qui s'étonne un peu d'une certaine sur-réaction américaine : Hillary Clinton qui était déjà monté en 1ère ligne lors des deux 1ères livraisons de WikiLeaks sur l'Irak et sur le dossier afghan, a de nouveau dénoncé le « caractère dangereux » de la publication de ces « secrets ». De son côté, le Secrétaire à la Défense américain Robert Gates a déclaré que la divulgation de ces informations est dangereuse, en ce qu'elle est une entrave au travail des Etats-Unis et de leurs alliés « en matière de promotion de la démocratie et de la transparence ». L'argument est un peu spécieux. On a vu également dans le même registre fleurir en France des positions d'intellectuels fustigeant « le caractère totalitaire de l'absolue transparence » en matière d'information ou de diplomatie. Byzantin. Pourquoi une telle émotion ? Le nouveau « Cablegate », copié sur le célèbre « Watergate », a même obligé le Président Obama à modifier son calendrier pour se rendre en urgence trois jours en Afghanistan afin de réconforter ses troupes. Le choc général enregistré dans les milieux gouvernementaux est donc disproportionné par rapport à l'événement lui-même. Le néoconservateur américain William Kristol avait peut-être raison, lorsqu'il écrivait le 28 novembre dernier : « Dorénavant, une politique de « no comment » sur tout ce qui concerne ces documents devrait être la règle absolue. Aucune apologie, aucune plainte, aucune explication, aucune excuse. Aucun représentant gouvernemental présent ou passé ne devrait daigner discuter d'un quelconque de ces documents. Personne dans l'exécutif ne devrait en confirmer ou nier l'exactitude. Personne ne devrait s'empresser de rassurer des leaders étrangers sur quoi que ce soit, ou expliquer n'importe quel câble par un contexte particulier. (?) Il faut traiter ces fuites par le mépris ». C'est plutôt la colère qui domine le discours officiel.

Plus de secrets sur Internet !

Trois éclairages permettent de mieux comprendre cette émotion de l'exécutif US. Les messages diplomatiques qui ont été révélés jusqu'à présent, montrent des attachés d'ambassades américains commentant les événements avec lucidité et un pragmatisme qui n'existe pas toujours dans le discours officiel de la Maison-Blanche. Cette absence de langue de bois est contraire à la tradition diplomatique faite de secrets et de demi-confidences. Toutefois, la manière, pour le moins légère, dont sont traités les gouvernements alliés des Etats-Unis va susciter quelques tensions et claquements de portes.

 Une dépêche révélée commentant la récente accession au pouvoir de David Cameron à la tête du gouvernement britannique, traite ce dernier de personnage « falot ». Il n'est pas sûr que l'ambassadeur des Etats-Unis à Londres soit dans les prochains mois accueilli à bras ouverts par un 1er ministre anglais souriant et détendu...

 L'affaire WikiLeaks confirme ensuite la formidable force du média Internet. Tout d'abord ses capacités de distribution permettent d'adresser instantanément de messages à plusieurs centaines de millions de destinataires individualisés. Mais le Net permet également d'élargir considérablement les sources et les modes de la recherche d'informations. L'intégration continue des réseaux électroniques, téléphoniques, informatiques et la facilité relative au piratage, font que dans l'univers virtuel, il ne peut guère y avoir de secrets durables, fussent-ils gouvernementaux. Aucun exécutif ne peut se considérer à l'abri, même des organismes étatiques très opaques comme le Parti communiste chinois. Le PCC comprend, dit-on, 60 millions d'adhérents mais la Chine compte 420 millions d'internautes, dont 364 millions connectés constamment en haut débit (dont certainement beaucoup d'adhérents du PCC) !

 L'Internet a également décomplexé le rapport à l'information et sa confidentialité. Sur les réseaux sociaux, Facebook et autres, les internautes rendent publiques et sans aucun complexe des informations concernant leur vie privée qu'ils auraient eu du mal à confier à leurs plus proches amis, il y a une dizaine d'années. De même, puisque l'on trouve tout sur Internet, il paraît à chacun plus facile et quelque part « autorisé » de communiquer des informations sur son entreprise ou les administrations de son pays, y compris les plus discrètes.

 La thèse officielle est que la source de ce grand déballage serait un jeune soldat de 23 ans désœuvré qui, avec une simple clé USB et un CD, aurait mis dans l'embarras de nombreux gouvernements dans le monde. Peut-être. Mais il faut savoir qu'un million de fonctionnaires américains ou personnes agréées

ont accès aux mêmes sources. Ce qui accroît considérablement les possibilités de fuite et l'on peut même s'étonner qu'elles ne soient pas produites auparavant.

 De même, le gigantisme pris par certains appareils accroît leur faiblesse. Les services de renseignements américains répartis entre 17 agences distinctes emploient dorénavant plus de 500 000 personnes. Et une partie des activités de renseignement ont été sous l'ère Bush confiées à des organismes privés?

Les gouvernements vont sans doute vouloir à l'avenir beaucoup mieux corseter leurs secrets d'Etat. Mais le pouvoir américain peut difficilement vouloir tout à la fois écouter en permanence grâce au réseau Echelon toutes les communications téléphoniques et électroniques mondiales, traiter cette masse considérable de milliards d'informations au moyen d'ordinateurs et des réseaux de communication surpuissants et se sentir définitivement à l'abri de la moindre fuite, le nombre de celles-ci est tout à fait corrélatif au nombre d'information traitées.

Le danger des menaces asymétriques

L'inquiétude et le courroux manifesté par les autorités américaines s'expliquent également par le fait que les Etats-Unis traversent une période d'adaptation difficile.

 Hyperpuissance, après la désintégration de l'URSS, les USA, après les nombreuses erreurs et faux-pas de l'ère Bush, voient aujourd'hui le poids croissant de puissances émergentes, au 1er rang desquelles la Chine, qui souhaitent peser dans les enjeux économiques et stratégiques mondiaux. Si les Etats-Unis restent la puissance dominante, elle n'est plus la seule et devra composer avec le reste de la planète.

 Les piètres jugements (mais souvent nullement faux) émis sur un ton un peu méprisant par les services diplomatiques sur la personnalité de nombreux chefs d'Etat alliés, tels que révélés par WikiLeaks, ne faciliteront pas l'acceptation de certaines exigences américaines outrancières. On pense notamment sur le front économique à la « guerre » menée contre les autres monnaies mondiales par un dollar et un yuan largement sous-évalués, alors que le système bancaire américain est à l'origine sans être la cause unique de la récession actuelle.

 L'autre souci des autorités américaines semble bien être en relation avec la montée des « menaces asymétriques ». L'affaire WikiLeaks avec son équipe de pirates informatiques et d'espions en herbe, déstabilise une très grosse mécanique diplomatique. Dans un tout autre domaine, en septembre 2001, une toute petite poignée de terroristes réussit à traumatiser l'ensemble des Américains, la chute spectaculaire et meurtrière de deux tours au centre de New York étant vécue par l'opinion comme un second Pearl Harbour.

L'armée américaine, la plus puissante du monde, qui dispose d'un budget de défense équivalent à la somme des budgets de défense du reste de la planète, et qui est capable d'intervenir militairement et simultanément sur six ou sept front de guerres, va quitter l'Irak sans gloire, laissant un pays ruiné et divisé, et a le plus grand mal avec ses alliés à mettre au pas en Afghanistan une guérilla islamiste peu nombreuse, mal armée, sans réelles bases arrière et sans doute divisée. L'armée israélienne avait vécu les mêmes désillusions lors du dernier conflit au Liban où une opération militaire de conquête joyeuse s'était achevée dans la confusion et la retraite précipitée face à des troupes du Hezbollah largement inférieures en nombre et en armement. Il n'y a évidemment aucun rapport entre WikiLeaks et Al-Qaïda, entre des publications de documents diplomatiques et des opérations de guérilla. Mais, à tort ou à raison, pour la perception de l'exécutif américain, c'est toujours la difficulté à gérer les conflits asymétriques où la 1ère puissance mondiale est menacée par des ennemis infiniment petits mais qui, déterminés, ont les capacités à s'immiscer dans les rouages d'une immense machine pour la saboter.

Neige

Comme on l'a dit, malgré l'affaire WikiLeaks, l'actualité internationale continue suscitant beaucoup moins de commentaires que le déluge d'articles qu'a réussi à générer Julian Assange : la Côte d'Ivoire a donc maintenant deux présidents et une partition qui se prépare.

 Les deux Corées sont passées très près de la guerre. La Conférence internationale de Cancun sur le réchauffement de la planète semble bien bloquée.         Comme, dans un froid polaire, la France est couverte d'un épais manteau de neige, cette dernière nouvelle n'a guère ému mes concitoyens frigorifiés.