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Publication de documents secrets US: La diplomatie américaine mise à nu

par Oualid Ammar

250 000 télégrammes diplomatiques américains, c'est-à-dire les correspondances entre le département d'Etat à Washington et ses ambassades dans le monde, notamment sur la période 2004 à 2010, sont rendus publics par le site WikiLeaks, une organisation informelle créée en 2006 par l'Australien Julian Assange. L'opération fait grand bruit et intrigue.

Son but déclaré: rendre publics sur Internet des documents officiels qui n'étaient pas destinés à le devenir. Pour l'administration américaine, la publication de ces documents par WikiLeaks est illégale car, notamment, elle met en danger des vies et porte atteinte aux relations des Etats-Unis avec leurs alliés. Mais cela n'a pas freiné l'initiative inédite de ce site électronique.

Ce site a associé cinq grandes publications, dont le journal français Le Monde et El Pais (Espagne) à cette «action de transparence». Pour le moment, on ne sait pas s'il y a des télégrammes qui concernent l'Algérie. Le Monde annonce qu'il publiera des articles et dossiers, entre autres, «sur l'Afrique: Sénégal, Côte d'Ivoire ou Al-Qaida au Maghreb et les otages français». Les rédactions de la presse écrite, dont certaines semblent avoir monnayé ces documents avec le site WikiLeaks qui les diffuse, font un tri dans la masse de données que ces courriers officiels américains contiennent.

 WikiLeaks rapporte ainsi deux entretiens confidentiels que Jean-David Lévitte, conseiller diplomatique de M. Sarkozy, a eus avec des hauts responsables américains. Dans l'un, M. Lévitte qualifie de «fou» le président vénézuélien Hugo Chavez, en train de transformer son pays en un «autre Zimbabwe». Dans l'autre, il affirme que l'Iran est un «Etat fasciste». Le quotidien Le Monde, de son côté, s'est concentré sur l'Iran, «ennemi déclaré de l'Occident» en rapportant le contenu d'un de ces télégrammes US selon lequel «l'Iran a utilisé des ambulances du Croissant-Rouge pour acheminer armes et agents au Liban durant la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah libanais». C'est une «révélation» qui ne contrevient pas aux lignes politiques et diplomatiques actuelles des Etats-Unis et de la France. Donc, pas de souci. Les documents diplomatiques américains obtenus par le site WikiLeaks, publiés depuis dimanche soir, confirment par ailleurs «la «très» grande inquiétude d'Israël face au programme nucléaire iranien, mais révèlent aussi celle des pays arabes», ce qui est, en soi, un secret de polichinelle.

Les USA espionnent tout le monde

Le quotidien français rapporte, par ailleurs, la transcription de télégrammes qui restituent le rôle des agents diplomatiques américains dans le monde et qui, systématiquement, consiste à collecter tout type d'information sur les personnes, que ce soit d'ordre privé ou public, y compris les personnes officiellement amies. On s'aperçoit que pour la grande famille de l'Oncle Sam, l'immunité diplomatique est faite pour les naïfs, pour ne pas dire réservée aux attardés.

 «Le mémo 219058, adressé à l'ambassade des Etats-Unis à l'ONU, à New York, éclaire à quel point les diplomates sont encouragés à ne respecter aucune règle de l'immunité diplomatique, sans parler de respect de la vie privée. Le secrétaire général des Nations unies, son secrétariat et ses équipes, les agences de l'ONU, les ambassades étrangères et les ONG présentes à Manhattan sont ainsi, sans même présumer du travail des agences de renseignement, soumis au regard intrusif de la mission diplomatique américaine», constate Le Monde. «Les rapports doivent inclure les informations suivantes, précise la directive : noms, titres et autres informations contenues sur les cartes de visite ; numéros de téléphone fixes, cellulaires, de pagers et de fax ; annuaires téléphoniques et listes d'emails ; mots de passe Internet et intranet ; numéros de cartes de crédit ; numéros de cartes de fidélité de compagnies aériennes ; horaires de travail?», précise ce mémo reproduit par le quotidien français.

 Tout en choisissant, de façon donc très subjective, les informations de WikiLeaks, les cinq journaux partenaires du site se concertent étroitement, y compris avec leurs gouvernements, pour savoir que publier ou ne pas publier. Ainsi, «journalisme responsable» exige, le New York Times, a informé les autorités américaines des télégrammes qu'il comptait utiliser, tout en leur proposant de lui soumettre les préoccupations qu'elles pourraient avoir en termes de sécurité. En commun, rapporte le Monde, les cinq journaux ont soigneusement édité les textes bruts utilisés afin d'en retirer tous les noms et indices dont la divulgation pourrait entraîner des risques pour des personnes physiques. A Paris, l'Elysée n'a pas voulu commenter cette affaire. Par contre, Le porte-parole du gouvernement français, François Baroin, a affirmé hier que la France considérait comme «une menace» la publication par le site de 250.000 documents diplomatiques confidentiels et que Paris est «très solidaire de l'administration américaine». Le contraire eut été étonnant. Et Jean-François Copé, patron du parti français «UMP», a estimé que la publication de ces documents posait «un vrai problème», sans autre précision. En dehors de l'axe stratégique Paris-Washington, on est plus nuancé.

Entre le commérage et un super jeu de rôles

En Italie, le ministre italien de la Défense, Ignazio La Russa, a qualifié hier de «piètres ragots» auxquels il ne faut pas attacher une «importance excessive» les révélations de WikiLeaks sur les dessous de la diplomatie américaine, dans une interview au quotidien Corriere della Sera. Ce très proche de Silvio Berlusconi s'est dit «surpris» de leur teneur, estimant que ces éléments «semblent sortir de magazines spécialisés dans les commérages». Le leader écologiste Daniel Cohn-Bendit a estimé de son côté qu'il n'y avait «aucun secret», «aucune révélation» dans ces documents confidentiels publiés par le site WikiLeaks, jugeant qu'il ne fallait pas en faire «un cinéma».»On sait que la réalité diplomatique, ce qu'échangent les diplomates, ce n'est pas toujours aussi beau que la réalité dite...», a ajouté le coprésident du groupe des Verts au Parlement européen.

 Le Monde non plus n'est pas dupe de l'intérêt relatif de ces documents. «De même que ce n'est pas dans les archives du département d'Etat que l'on apprendra qui a tué le président Kennedy, ce n'est pas en lisant ces télégrammes que l'on découvrira les plus protégés des secrets d'Etat. Mais aucun sujet d'intérêt politique, du plus sérieux au plus futile, n'est totalement absent de ces câbles qui, selon le degré d'information et le talent du diplomate, dressent un état de la planète, sous l'œil américain», souligne Le Monde.

 On ne peut s'empêcher de relever qu'en même temps ces «révélations» surviennent dans un contexte spécial, très délicat et très sensible, celui de la crise financière mondiale, une crise à tiroirs. Dans celle-ci, le problème de fond que pose le dollar américain dans les échanges internationaux est complètement zappé à la fois par Washington et par ses alliés occidentaux. Que cette monnaie internationale, qui n'a plus d'équivalent en production ou en quoi que ce soit de matériel, a noyé toutes les banques de la planète et que 600 milliards de ces dollars ont été récemment encore écoulés aux Etats-Unis, confortant la position américaine, bien que sa monnaie soit à la base de la crise financière mondiale actuelle. Le site WikiLeaks occupe bien son monde. Et l'administration américaine se prête bien à ce qui s'apparente à un jeu de rôles, à très, très grande échelle.