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La «justice» Terminator

par Kamel Daoud

C'est le sujet du jour, du mois, de l'année : en attendant ce que va révéler le site wikileaks sur l'Algérie dans les prochains jours, le sujet du jour c'est la Justice algérienne. Quelle est la loi de la loi ? Pendant longtemps, la Justice algérienne était traitée comme l'épouse secrète du Pouvoir : on ne pouvait pas dire publiquement (faute de preuves) qu'elle obéit au Politique et à ses téléphones mais tout le monde le pensait, le vivait ou le disait. Dans les pays à démocratie fictive, la Justice n'est pas indépendante, fonctionne selon le rapport de force ou d'argent et les juges subissaient des pressions de vie ou de mort pour se prononcer sur la vie et la mort. Ce lien entre le politique et la Justice était admis et servait à expliquer un peu les verdicts, les enquêtes, les procès, les relaxations bizarres et les mises sous mandat de dépôt trop grossiers. Jusque-là, on pouvait reconnaître, dans le dessin général, la jungle et la loi de la jungle. Sauf que...

 Sauf que, depuis peu, il y a quelque chose d'étrange qui se passe : les verdicts et les peines requises et les procès et les jugements semblent obéir à une étrange loi dont même le Pouvoir n'est pas le Père téléphonique. Dans une sorte d'autonomisation mécanique, la planète Justice s'est détachée de son astre maître, a dérivé et obéit à un ordre de nature impossible qui n'a aucun sens. Depuis deux ans, il y a des verdicts qui embarrassent même le Pouvoir politique. Cela a commencé avec l'application de la fameuse loi 144 bis 2 contre les mangeurs de casse-croûte, puis le procès de Habiba K., accusée de jouer le rôle de Jésus-Christ dans le territoire de Mohamed. Puis cela s'est emballé, jusqu'à l'absurde. Aujourd'hui, personne n'arrive à comprendre qu'un procureur à Chlef puisse demander la peine de mort contre un chanteur de rap harrag qui a chanté contre le «symbole» de l'Etat actuel. La peine de mort ? Comment un homme peut-il demander la décapitation d'un autre homme à cause d'une chanson, rentrer le soir chez lui, regarder le JT et ses propres enfants et ensuite dormir naturellement ? Comment se fait-il qu'il ne provoque aucune réaction de sa tutelle ni même aucune explication par? la loi? Avant-hier, ce sont des cadres de la CNAN qui seront relaxés et innocentés après? six ans de prison. Il y a un mois, c'est un Algérien de Oum Bouaghi qui est condamné à deux ans de prison pour avoir «mangé» le ramadan avant que le chef d'inculpation ne soit «corrigé» par le pire : deux ans pour avoir cassé? une vitre.

 La question est donc celle du «qu'est-ce qui se passe» ? Car, dans cette façon qu'a la loi de faire sa loi, on ne comprend pas. Chawki Amari, le chroniqueur d'El Watan, propose la piste fascinante de «abus d'obéissance». C'est-à-dire le contraire terrible et non pris en compte de «abus de pouvoir». A comprendre : des gens font du zèle dans le zèle, passivement ou activement, croyant que c'est ce que demande le Pouvoir et vont donc au-delà de ses désirs et avant même qu'il ne le désire. C'est une bonne piste mais il y faut une seconde : celle d'une dangereuse autonomisation d'une institution fondamentale du pays. A l'origine, il y a eu tellement de manipulations génétiques, de coups de fil, de pressions que «l'appareil» a disjoncté, n'a plus de lois, va à la dérive et se comporte comme une station orbitale folle ou une intelligence artificielle indépendante de tout clavier humain. L'alerte est donc générale : un «morceau essentiel» du Pouvoir s'est détaché en plein air, vogue sans loi et risque de tomber sur la tête de n'importe qui, même celle de ses propres anciens concepteurs.