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La génisse préférée du pouvoir

par Kamel Daoud

Quand on les lit en même temps, dans un même journal, cela produit une sorte de vision inaccoutumée du réel. Jugez-en : une association algérienne de femmes interdite de célébrer la Journée mondiale contre les violences faites aux femmes, des centaines de génisses pleines viennent d'être importées, des chacals en colère ont attaqué des villageois en Kabylie. Le rapport ? Il est du domaine du ludique, du dramatique, du politique. C'est en effet un peu amusant de voir que le régime interdit aux femmes de célébrer une journée de défense contre la violence faite aux femmes, mais importe des génisses pleines pour remédier à la crise du lait et de la fécondité dans ce pays. On peut aussi s'amuser de voir qu'on importe des génisses, mais qu'on ne défend plus les villageois de la Kabylie ni contre les prises d'otages, ni contre le terrorisme ni même contre les chacals.

 C'est peu profond comme première conclusion amusante : il faut donc creuser encore plus. L'évidence est qu'aujourd'hui le pouvoir ne se soucie plus de faire scandale contre les libertés. Il peut frapper des femmes le jour de la fête des femmes, il peut interpeller des journalistes le jour de la Journée mondiale de la liberté d'expression. Il peut et c'est cela le pouvoir. L'époque des pressions internationales est révolue pour les pays producteurs de gaz et exportateurs de fichiers d'anciens terroristes.

 L'erreur des femmes algériennes, ce jour de célébration contre la violence aux femmes, est l'erreur de nombreux intellectuels : la politesse. Le respect des réglementations, de l'ordre, de la procédure et des bonnes manières. Les émeutiers ne demandent jamais d'autorisation ni d'agrément : il « s'émeutent », et du coup le pouvoir les traite comme des interlocuteurs, les frappe ou les charme ou les écoute. Le tort des gens polis, c'est que le pouvoir les traite comme des gens faibles. Beaucoup de gens qui activent dans ce pays savent qu'il ne faut jamais demander d'autorisation avant une activité. C'est fatal comme recette. Qu'auraient pu faire les femmes le jour de la violence contre les femmes ? Subir peut-être une violence policière pour illustrer leur combat.

 Et les génisses pleines ? C'est pour expliquer que le pouvoir a compris, par son formidable instinct, que l'équilibre est toujours sauf quand on interdit la démocratie mais qu'on importe des vaches. L'allaitement a le don de calmer les peuples et les nouveau-nés. Le pouvoir prend le pétrole, le vend, redonne une part en nature au peuple qui abdique sa nature de peuple.

 Au-delà de cette équation d'alimentation générale, tout le reste n'est que fiction ou parade pour la consommation internationale (réformes, élections, discours, relance, consultation, APN, etc.). Une demande d'agrément de génisses pleines pour protester contre le sort des génisses pleines en Algérie aurait décroché plus d'attention et aurait provoqué la réaction de ministres, femmes ou pas. A cause de l'économie de rente et du socialisme culturel, on ne peut pas frapper une génisse pleine, ni lui interdire de se rassembler, ni la manger d'ailleurs.

 Et les chacals ? Ça c'est pour le reste : c'est-à-dire les villageois perdus qui ne peuvent ni produire du lait, ni enfanter directement in vitro, ni protester contre la violence. C'est un endroit sans lait ni agrément, qui devient plus grand que la surface du pays et qui ne préoccupe personne. On peut s'y rassembler, ou pas, protester ou pas, se faire manger par le chacal ou pas, épouser une génisse ou pas. C'est ce qu'ont compris les chacals qui n'ont plus peur. C'est ce qu'a compris le pouvoir qui a de l'attention pour les génisses quand il y a crise de lait. C'est ce que n'ont pas compris les femmes qui luttent pour les droits des femmes : le pouvoir veut l'immobilité, le lait et la neutralité avec les chacals. Pas plus. Sauf quand il rentre le soir chez lui.