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Un chiffre peut-il sourire ?

par Kamel Daoud

Puisqu'il vaut mieux ne pas parler du Polisario si on veut éviter d'en parler selon les positions officielles, parlons d'un autre sujet. Le chiffre contre le bonheur par exemple. Le nombre contre le sourire. Retour donc sur le rapport du PNUD sur l'Algérie et sur la béatitude et le mécontentement qu'il a provoqués. Certains, tous, beaucoup, y ont retenu cette propension du monde et de l'Algérie officielle à prendre le chiffre d'une addition comme la preuve d'un développement. Pour les contradicteurs de ce rapport, le jugement porté sur le développement de l'Algérie est faux, chiffres (totaux) à l'appui : les Algériens ont plus de logements, plus de routes, de manuels scolaires, d'eau, de chaussures et de seringues qu'à l'époque de De Gaulle. Conclusion : c'est un pays développé. Pour le PNUD ou d'autres, c'est le même raisonnement mais avec une lecture moins épicière : il y a des chiffres en Algérie, certains sont bons, d'autres « pas fiables ». Dans l'ensemble, ça va mais pas comme en Angleterre. Quelle est la différence entre les deux positions ? La notion de bonheur et du but : l'ONU parlera de confort, de ressources, les ministres algériens parleront de statistiques. Pour les officiels algériens, le chiffre est un but en soi : plus de routes, d'écoles, d'universités et de CEM prouvent que l'Algérie va bien. Est-ce que les Algériens sont heureux ? Est-ce qu'ils se sentent mieux ? Est-ce qu'ils sourient avec plus de conviction ? Est-ce qu'ils sont moins tristes, plus pleins, plus fertiles ? Cela n'est pas le but du développement tel que vu par les régimes autoritaires dispensateurs de rente et par les régimes néo-socialistes.

 Le but du développement d'un pays n'est pas le bonheur mais le bilan.

 Ce qui est visé, c'est le geste politique de l'inauguration. C'est un but égoïste et narcissique : le dirigeant vise sa propre grandeur, sa propre histoire, sa propre jouissance. Sa joie, pas celle du peuple. Parti de zéro (à l'indépendance) et voulant s'en éloigner vite, le Pouvoir et son Algérie ont fait de l'équipement, l'ameublement, la construction ou la distribution, des buts nationaux logiques et légitimes : quand un peuple est pieds nus, on lui achète des chaussures, on ne lui parle pas de du bonheur de faire du jogging. Le bonheur c'est le soulagement, c'est-à-dire un bonheur par défaut. A la longue, la vision « développementiste » a fini par s'installer dans la durée, remplacer le but « bonheur » et transformer le destin d'une nation en une action qui tend vers l'acquisition, pas la béatitude. Cela déjà déteint sur les politiques de développement dès l'indépendance : cela aboutit à des prémisses logiques, absurdes mais tenaces : le nombre des tracteurs importés doit prouver la réussite de l'agriculture, importer des ordinateurs prouve la modernisation de l'administration, plus on a de logements en chantier, mieux on prouve qu'on aime ce pays, plus les Algériens vont à l'école, plus nombreux ils seront à marcher sur la Lune, plus on a d'écoles, plus l'Education nationale se porte bien. Une vision matérialiste et statistique du bonheur qui ne se pose pas la question du bonheur. Aucun dirigeant algérien ne s'abaissera par exemple à se poser la question de savoir si les Algériens sont plus heureux, plus riants, plus joyeux. Ce sont des choses sans importance. La vision des maquisards veut qu'on s'interroge sur les silos pas les sourires. Les vivres, pas la vie. Et cela persiste encore aujourd'hui.

 Aujourd'hui, un ministre algérien ne comprend pas comment le PNUD peut nuancer ses jugements et comment les Algériens en veulent au Pouvoir alors que les Chiffres « prouvent » qu'il a eu raison, que le Pouvoir est généreux, que le pays s'équipe et se meuble et qu'il y a manifestement un effort de l'Etat pour développer le pays. Totale incompréhension donc. Le Pouvoir aligne les chiffres comme des poteaux mais les Algériens restent tristes et figés comme des hirondelles sur des fils. On a défini le bonheur comme une addition et on a négligé le bonheur, le rire, la joie, la danse, le rêve, la satisfaction, la plénitude. Les Algériens ne sont pas heureux et il n'y a aucune politique pour les rendre heureux. Ce n'est pas le but du développement national.

 Mais qu'est-ce que la vie si son but n'est pas le bonheur ? C'est une nationalité dont on ne veut pas. Alors, chacun fait ce qu'il peut pour atteindre ce but, tout seul, à pied et selon ses convictions : la prière, la mosquée, la mer, la drogue, les enfants, les DVD, l'ambition, la dépense ou la domination ou même le lot de terrain ou la libido. Cela peut faire illusion mais cela ne suffira jamais : quand le bonheur n'est pas collectif, il lui manque toujours un morceau, un reflet ou un partage qui devait l'accomplir. Le bonheur individuel est si menacé quand il est individuel qu'il n'est plus un bonheur, mais une peur. C'est pour ça que, même avec beaucoup d'argent, les Algériens ne sont pas heureux mais en colère ou déçus, ou amers et médisants. L'indépendance devait avoir pour but le bonheur pas la souveraineté. Cette dernière ne sert à rien si on ne se sent pas bien. L'erreur est là. Elle est bête mais personne ne nous a dit que le but était d'être heureux dans la déclaration de Novembre.