Le
rêve littéraire du chroniqueur : écrire un grand traité de la digestion. Une
sorte de livre culinaire qui mêle l'arôme à la métaphysique, la cuillère et les
divinités. Le cru et le cuit. Selon certains, le livre de cuisine a été le
livre le plus vendu durant le dernier salon du livre à Alger. Les Algériens y
trouvent une sorte de manuel compensatoire du cannibalisme national peut-être.
Conclusion tirée par les cheveux ? Non. L'histoire algérienne est une
troublante histoire de dévorations. On mange avec tout : les yeux, les mains,
les pieds et la langue. Cet instinct de dévoration a eu différents noms :
bien-vacant, pénurie, agences foncières, lot de terrain, terrorisme et
anti-terrorisme, redressement. Même pour l'immigration clandestine, les haraga
utilisent une métaphore de dévoration «vaut mieux être mangé par les poissons
que par les vers». Quand un Algérien est vaincu, on dit «ils l'ont mangé».
Quand il recourt à la corruption, on dit «il a fait manger». Cet usage de la
métaphore est universel mais selon des proportions. Pas ici. Il y a dans les
airs un rapport de force, un système de contraintes et de chasse qui a laissé
dans la culture générale cette sensation que tout se passe entre la mâchoire et
l'assiette. Freud aurait appelé ça le stade oral collectif : une phase de
développement du nourrisson gigantesque qui en est encore à la dévoration du
sein et la déglutition du lait. Définition parfaite de l'économie nationale de
l'allaitement et du sevrage. D'où le succès du livre de cuisine dans un pays
qui ne produit pas ce qu'il mange : confession sur une sorte de panique
généralisée qui trouve son expression dans le basculement dans le culinaire et
l'assaisonnement sans fin. On pourra dire aussi que les Algériens cherchent une
identité : dans l'assiette, le vêtement ou la création linguistique, mais cela
serait trop beau que de limiter le diagnostic à une esthétique. Il s'agit
d'autre chose. Une autre preuve ? Le ramadhan. Nous sommes le seul peuple qui
vit et revit ce mois dans une sorte de panique généralisée, de peur, de
violence dans la quête et l'achat. Pendant ce mois, on a fini par ne plus
remarquer cette évidence nationale : tout le monde parle de nourriture pendant
ce mois : les affaires religieuses, l'Etat (cycles d'importations de viande qui
semble aller de plus en plus loin dans les confins du monde pour trouver des
vaches hallal), le pratiquant, l'Imam et l'ENTV. La «caméra cachée» ou la
causerie religieuse interviennent après le rassasiement, pas avant, comme dans
toute ascèse. La justice s'occupe de condamner les déjeuneurs que la police
s'occupe à pourchasser et les citoyens à persécuter.
Conclusion provisoire : il faut sonder cet
instinct, ce comportement qui a peur de la dévoration en se défendant par une
dévoration plus vigoureuse. Qu'est-ce que l'histoire nationale ? Un repas pour
tous, servie après l'indépendance mais mal servie. Le cosmos : une figue
sidérale à conquérir ? Le paradis ? Un resto universitaire. La guerre de
Libération ? Une dévoration entre intestins. Le Pouvoir ? Une mâchoire. La
réflexion ? Une mastication prospective. C'est sans fin. De quoi faire rêver
d'un écrivain qui irait se cacher dans une grotte pour écrire une sorte de
prolégomènes de la dévoration. Une introduction à la digestion comme fondement
et représentation de l'univers. Un traité majeur qui ira sonder, dans le plus
profond mystère, cette attitude de l'Algérien qui a érigé le rassasiement comme
meilleure réponse contre la peur d'exister et le vide du cosmos. Remplir le
cosmos en remplissant l'estomac qui est son portrait caché.