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Demande de grâce pour Farès Bouchouata

par Kamel Daoud

Pour «ouvrir» une année judicaire, il existe deux formules : par le haut en parlant des réformes nécessaires, en donnant des chiffres ou en rappelant la suprématie de la loi; ou par le bas, en commençant par le cas de Farès Bouchouata et de son cousin. Comme toute chose dans ce pays, mis à part pour la guerre de libération qui avait besoin de la foule, Bouteflika a commencé par le haut. Par le concept, l'annonce, l'idée qui n'a pas de chaussures sur terre, le grand texte du grand discours. Pourtant, le cas le plus immédiat était là, sous les yeux, à portée de la main et de la grâce. La justice, c'est comme l'histoire des hommes : il faut la raconter homme par homme pour en saisir l'humanité. Ce n'est donc pas le cas : Farès Bouchouata est un Algérien de 27 ans qui vient d'être condamné à deux ans de prison pour deux chefs d'inculpation invraisemblables. D'abord, pour avoir «mangé le ramadan», selon le fameux article 144 bis 2, puis, après correctif, pour avoir cassé deux vitres avec sa tête, selon la vitre qui lui a causé 26 points de suture encore inexplicables. Dans les deux cas, on ne comprend pas : peut-on écoper de deux ans de prison pour un casse-croûte dans un pays libre, qui a admis la liberté du culte et le respect de l'Autre? Peut-on être condamné à deux ans de prison pour une vitre, dans un pays où on a volé des milliards avec la langue ou une fausse pharmacie et deux avions loués ? Il y a donc quelque chose qui ne fonctionne pas. D'autant plus que le cousin de l'inculpé est condamné à trois ans par contumace car il est en fuite et sur la base de l'article 144 bis 2. Chose qui contredit la thèse de la vitre qui a porté plainte contre une tête.

 Au-delà du faux humour, reste cependant cette affreuse sensation de complicité : on est tous complices dans ce crime de chasse au casse-croûte et on est tous responsables de Farès Bouchouata. Qu'on le veuille ou pas. Tout le reste est frappé de nullité, réduit au statut de détail et de caprice ou d'agitation post-années 90. Car comment désormais manger dans ce pays, gagner son salaire, discourir sur Bouteflika ou sur ses réformes, parler d'Ouyahia ou du FLN, commenter Saïd Sadi ou les augmentations de salaire sachant qu'un Algérien croupira dans la prison pendant 700 jours, soit pour une vitre, soit pour un casse-croute ? Comment avoir bonne conscience ? Comment continuer à faire son boulot et encaisser son salaire ? Comment encore parler de ce pays et le vivre ? Comment avoir une vie normale et exercer une opposition devenue banalisée quand il y a dans un endroit du pays quelque chose comme ça ?

 Car si on laisse faire une fois, une seule fois, ce genre de «justice», on ouvrira la porte au reste. Un jour, l'Algérien libre fera de la prison pour avoir raté des ablutions ou avoir regardé une cheville féminine nue. Les grandes dérives commencent par de petites compromissions. Aujourd'hui, ce qui pourra sauver Farès reste la grâce Présidentielle car son jugement est définitif et l'opinion libre pèse peu dans un pays verrouillé. Reste que la grâce possible du Président de la RADP : L'Histoire retiendra donc l'autoroute Est-Ouest, quelques lampadaires et le paiement des dettes mais aussi l'une des deux conclusions : c'est soit le mandat durant lequel Farès Bouchouata a été gracié et la Justice réformée par le bas, par l'homme et l'humain; soit c'est le mandat où un Algérien a été condamné pour une vitre ou un casse-croute, chose qui n'a jamais eu lieu depuis les premiers rois de Numidie et depuis que l'Algérie est un pays. Farès est donc déjà condamné mais Bouteflika a encore le choix de ne pas l'être.