Invité
avant-hier à Oran, J.-P.Chevènement, un homme politique de la France d'autrefois
ou peut-être même de demain s'il se présente aux prochaines présidentielles de
son pays, a donc parlé. De l'Algérie, selon l'histoire, de la France, des deux,
de souvenirs, de l'Islam et de la laïcité. Se sachant invité dans un pays qui a
fait de la susceptibilité postcoloniale un fonds de commerce, il a été donc
poli, consensuel, généreux, universaliste et pédagogue. La conférence,
quoiqu'un peu trop «policée», était intéressante. Mais elle n'empêche pas la
divagation au spectacle de ce spectacle : encore une fois, lorsqu'un politique
français arrive en Algérie, même en «civil», il porte un message, se «souvient»
du meilleur et admet le pire, mais retombe dans le même casting mental : il
s'adresse à une Algérie qui n'existe presque plus, au nom d'une France qu'on ne
distingue presque pas, dans le cadre d'une relation tellement usée et forcée
qu'elle a fini dans le tic ou la manie musculaire. C'est vrai qu'il existe des
Français nostalgiques de l'Algérie mais il existe, chez nous, encore plus
compliqué, une nostalgie de la nostalgie. C'est-à-dire un regret de cette
époque où la France et l'Algérie étaient dans le bilatéral pur et dur, en
chiens de faïence, mobilisant intellectuels, passions et amertumes, cabrés dans
le rapport de force et de dépendance, traitant et vivant l'histoire comme un
corps et pas comme un livre. Une époque où il y avait l'Algérie, la France,
puis le reste du monde. Et c'est ce qui fascine un peu lorsqu'on écoute un
politique français en «retraite» provisoire venir parler en Algérie : ce
décalage entre une tradition d'une passion consacrée et le réel qui ne s'occupe
plus de ce souvenir en acte de présence pendant longtemps. Car, qui est le
«pendant» de ce discours qui mêle analyse, appels, un léger mea-culpa et un vœu
de voisinage où la Méditerranée ira jouer le rôle d'un intermédiaire plus
ancien que les ancêtres de chacun ? Le Harrag en premier lieu, l'islamiste,
passif ou actif, en second, l'habitant du Sud, en règle générale? Ici en
Algérie, la fabrication d'une loi pour demander des excuses à la France a
emballé autant de miettes que ne le fait un peu le discours «bilatéraliste» de
l'autre côté : la France est déjà un pays «fondu» dans la géographie de
l'Occident vers laquelle se dirige l'immigrant, clandestin ou pas, que déteste
ou fait semblant l'islamiste et où le pauvre du Sud veut s'installer.
Chevènement ou d'autres ont toujours cet air de s'adresser à une génération FLN
dans un pays peuplé par une génération TPS et une génération Qaïda. A
l'inverse, chez nous, on veut tellement exacerber le souvenir de la guerre que
tous ont compris que c'était une ruse pour remonter le temps et le bloquer à un
épisode précis : le temps où l'actuel régime était jeune, beau, avait une arme,
toutes ses dents, du sens et une vraie histoire glorieuse. De part et d'autre,
il y a une sorte de curieuse 3ème nostalgie : celle d'un rapport algéro-francais
post-décolonisation. Les politiques français et beaucoup de leurs intellectuels
ne peuvent pas parler d'autre chose, les «nationalistes» algériens ne veulent
pas entendre autre chose.
Fallait-il attendre autre chose cependant ?
Non. Sauf que ce nouveau rapport entre l'Algérie et l'Occident, où la France
n'est qu'un second personnage, n'est pas encore décrypté ni perçu comme
fondateur du présent et une grande grille pour lire l'avenir. La France parle
un discours d'avant les années 90 et les nôtres répondent par un discours
d'avant 62. Ce qui s'est passé depuis 90 est à peine pris au sérieux, constitue
peu un discours d'actualité ou un objet d'études et est évacué comme fait
divers. C'est comme, par exemple, s'attarder sur l'époque andalouse pendant que
les barques clandestines se dirigent vers Alicante. La France, malgré les
millions d'Algériens qui y vivent, est un pays étranger, membre d'un Occident
de destination ou de récriminations. C'est un pays qui a ses laïcs, ses
islamistes, ses crises d'identité et de mémoires, ses problèmes. On peut suivre
ce que dit ce pays pour tenter de comprendre, sauf que, parfois, les préambules
sur une époque morte sont parfois trop longs. On voudrait tant écouter des
jeunes absolument étrangers et donc agréablement intéressants et pas une époque
morte. Trop de Français capables de nous apporter la contradiction heureuse ou
l'analyse profonde tombent dans ce revers quand ils débarquent en Algérie : ils
deviennent pèlerins malgré eux. Comme les nôtres deviennent des «anciens
combattants» quand ils se sentent obligés de leur répondre. Gaullistes contre
FLNistes en arrière-garde dans un monde de satellites, de harraga, de
multinationales, de djihadisme et d'élan du corps, du muscle vers la liberté,
d'argent, de violence, de fantasmes et d'exclusion. «Voulez-vous aller en
France ?». «Pas spécialement et seulement si ce pays se trouve en Europe»,
répondra l'immigrant des temps modernes. La France peut se trouver en Suède si
besoin est.