Lakhdar Bentobal est mort. Qui est Lakhdar Bentobal ? On ne
sait plus. D'ailleurs, on ne savait pas qu'il était vivant. Ou mort. Si c'était
un homme ou une rue. Qui ça nous ? Tous les Algériens vivants qui n'ont pas
fait la guerre, qui ne s'en souviennent même pas donc et qui disent qu'il vaut
mieux posséder un trottoir qu'une histoire. Parce que l'histoire se divise en
deux : la sienne propre de chacun et celle d'avant 62. D'ailleurs, qu'est-ce
que 62 ? C'est l'anniversaire d'un anniversaire qui est lui-même le souvenir
d'un autre anniversaire. Un jour, la date indiquera une place publique et pas
une mémoire. La raison ? Pour connaître Bentobal, il faut l'avoir lu, suivi,
croisé, vécu, détesté, accusé ou refusé. Ce n'est pas notre cas. Il y a deux
sortes de gens qui ont fait la révolution : ceux qui sont morts avant
l'indépendance et ceux qui ne l'ont pas faite. Pour garder un minimum de
souvenir ou de respect ou de curiosité pour Lakhdar Bentobal, il fallait
décider qu'il était déjà mort. Comme Djamila Bouhired ? Oui. Il y a des gens «
lourds » de la guerre de Libération qui ont compris qu'il valait mieux ne pas
sortir dans la rue après la guerre que pendant. C'était plus risqué. Bien sûr,
il y aussi une autre attitude : ne pas sortir pour ne pas se mêler, pour ne pas
dire ou prendre ou se faire prendre ou être dénudé et traîné dans la boue ou
être lapidé. Qui est donc Lakhdar Bentobal ? Un historique sans Histoire. Un
martyr mort de temps en temps. Un ancien Moujahid très ancien. Quelqu'un
quelque part. Dans la sorte de sitcom entre historiques et politiques et de
fils d'historiques qui s'accusent de strangulations ou d'héroïsmes, il a n'a
rien dit. C'est pourquoi l'histoire nationale se décline en deux modes : il y a
ceux qui s'en souviennent trop et ceux qui ne s'en souviennent même pas. Pour
les premiers, c'est comme si c'était hier; pour les seconds, c'est comme si
cela rappelait quelque chose. A la fin, lorsque Lakhdar Bentobal meurt, on se
retrouve tous comme lui : silencieux parce qu'on ne nous a rien appris, parce
qu'on ne sait pas ce qu'il a fait, ce qu'il aurait dû faire, en quoi le pays
lui est redevable et s'il faut creuser profondément sa mémoire ou sa tombe. La
raison ? Banale à force d'avoir été redite : il n'y pas d'histoire, il n'y a
que des histoires. Pas de livres, que des manuels. On a tué Messali, Messali a
tué ses enfants et ses petits-enfants. « Nous sommes les enfants de qui, au
juste ? », cria un poteau dans une plaine déboisée à l'adresse de Benbouzid. « Ben
qui ? ». Oui c'est une insulte mais ce n'est pas ma faute. Le peuple a fait ce
qu'a fait Bentobal ou quelques autres : il s'est retiré et s'est occupé de ses
affaires. Qui est Bentobal ? C'est une question. Il y a mieux : « C'est quoi
cette histoire ? » Un collègue a fait remarquer dans une chronique que Bentobal
avait fini ridiculement PDG de la SNS, une entreprise publique de sidérurgie
après avoir fabriqué une indépendance. Le « Ben qui? ? » a commencé peut-être
ce jour-là dans la bouche des siens.