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Le même sketch diffusé depuis Boumediène

par Kamel Daoud

L'avez-vous remarqué ? L'humour «made in ENTV», c'est-à-dire le rire forcé et payé, obéit à un casting quasiment strict depuis des décennies : on peut varier les sketchs, les boîtes de production, les budgets ou les acteurs, le jeu de rôle est le même depuis les années 70 ou même avant. Un casting qui devient grossier à chaque ramadan, haute saison des productions socialistes télévisuelles de chez nous. On a donc d'abord le rural «venu en ville» attiré par les lumières des phares et les immeubles. Une flopée de comédiens algériens, sur les traces de Boubegra, ont incarné ce rôle, habillés selon le rural type imaginé par le socialisme de l'ancien billet vert de 50 dinars : turban, djellaba courte, marche hâtive et inquiétude vive dès l'arrivée à la gare de la grande ville.

 Généralement, ce rural est présenté comme niais, légèrement cupide parfois, soupçonneux, bête au point de succomber aux illusions de l'urbanisation et des villes où l'on devient riche en ne faisant rien. Au stéréotype visuel, on adjoint généralement le stéréotype de la voix (haute) et de la langue (grossière un peu, farcie de stéréotypes et de proverbes) et des manières alimentaires (étonnement devant le robinet ou le boucher, effarement face aux bolides des rues, extase devant le ventilateur ou le climatiseur).

 Le second rôle est donc fatalement celui de l'urbain post-indépendance : présenté comme un hypocrite coincé entre une culture traditionnelle niée et des us urbains mal assumés, l'urbain accueille mais chasse très vite, partage le premier repas mais pas le second. Il est mené par sa femme et reste incapable d'imposer le respect du chef de tribu à ses filles et ses fils qui portent tous le pantalon serré. L'urbain est un ancien rural qui a mal tourné du point de vue des valeurs mais qui a bien tourné du point de vue de l'accès à la rente. Un genre venimeux qui peine à expliquer le nouveau monde au rural du monde qui n'est plus. Généralement, la rencontre finit mal et sur une sorte de pédagogie de «vaut mieux que chacun reste là où il est» et sur l'exaltation de valeurs sociales troubles et surannées. Ce genre de théâtre servait la lutte contre l'exode rural ou semble être né de cette politique à l'époque de la RTA, outil d'éveil des masses.

 On a aussi un autre rôle fixe, qui rappelle le socialisme policier et la peur du «jeune» dans un pays d'oligarques qui en chantent la louange régulièrement: le jeune (ecchab) est flatté et honoré comme jeunesse (chabiba) mais pas comme individu. En tant qu'individu, il est perçu comme menace, rébellion, risque et perte des valeurs ancestrales. Révoltes et dissidences. Un jeune «ne sait rien», n'a pas fait la guerre de Libération, n'est pas reconnaissant, ne porte pas le flambeau des aînés et perd son temps, c'est-à-dire celui de l'indépendance. C'était la mode des années 80, après la mort du «volontariat» et de l'élitisme des pagsistes et communistes des universités et des bérets : parler du jeune mais s'en méfier en même temps.

 Le jeune est encore aujourd'hui mal vu, joue ce rôle du délinquant possible et incarne le mal ou, du moins, le malaise. C'est une sorte de bâtard, de désobéissance dans un pays de vieux, de folklore et de traditions. Il n'est accepté que lorsqu'il se castre, se repent et demande pardon pour l'essence de sa jeunesse : la fougue et l'audace de dire non.

 Le casting convoque aussi, régulièrement, le fameux spéculateur, le revendeur, l'ennemi du socialisme et de ses réseaux de distribution égalitaires. Le responsable de tous les échecs économiques. Même à l'époque du marché libre, le «spéculateur» reste une mode explicative de choix pour expliquer la crise de la pomme de terre, du ciment, de la viande ou des tomates. Le spéculateur est incarné dans le comique RTA par une sorte d'être fourbe, insensible, inhumain et sans un gramme de nationalisme ou de «crainte de Dieu». A cette figure, il faut aussi joindre le rôle du riche. C'est-à-dire du bourgeois, honni depuis Benbella, et que la RTA déteste parce que le pouvoir déteste le privé et les gens riches. La loi algérienne veut que tout riche est un voleur et donc un riche ne peut ressembler qu'à un voleur, mieux habillé. Les riches sont incarnés dans la culture RTA comme des gens sans principes, qui divorcent facilement (infraction morale), qui exploitent (infraction socialiste) et qui parlent avec hauteur au peuple «pauvre» (infraction qui doit rappeler un peu le colon).

 Dans cet ordre, on a aussi droit à des rôles secondaires traditionnels : l'épouse femme au foyer, mahgoura (traitée avec injustice), la femme «civilisée» masculinisée, coupe carrée, voiture et voix d'homme. On a aussi le père «malade» entouré de fils qui veulent son héritage, l'épouse malmenée, la vieille qui lève toujours les mains au ciel et qui donne l'impression qu'elle a les faveurs de Dieu et sa ligne directe, le policier à la gentillesse invraisemblable.

 Le casting compte aussi des objets : d'abord le repas du voisin, le gigot du boucher, le panier, le poulet farci, la voiture, le taxi, la poste et l'héritage. Des «acteurs» à part entière pour les mêmes ressorts usés du rire RTA : les Algériens y sont présentés comme des gens «affamés», bâtissant l'intrigue sur le kilo de poire ou de viande convoité ou le prix du poulet, rusant pour manger, cupides et avares. Les femmes «en cuisine» geignent, les hommes protestent et les enfants n'ont pas de rôle car l'enfance n'existe pas encore en Algérie.La culture RTA tente de faire rire le peuple en riant de lui.