Une tradition de dépit, depuis que l'indépendance s'est transformée
en Pouvoir et que la liberté s'est transformée en ENTV, veut que l'on accuse le
Pouvoir d'être le méchant et un peu le peuple d'être un homme bon ou du moins,
une victime même quand il casse. Ceci pour le discours politique. Une autre
tradition perpendiculaire veut, tout de même, qu'on déteste le Pouvoir quand on
parle du peuple mais qu'on déteste le peuple quand on parle de soi : comparés à
soi, les Algériens sont violents, sales, conduisent mal, ne respectent pas la
file d'attente et mangent avec les mains et surtout avec les yeux. Ceci pour
dire ce qui, parfois, choque le chroniqueur dans les réactions à ce qu'il écrit
parfois : si vous parlez d'identité, vous avez contre vous, à la fois, les
arabo-errants, les berbéristes fascistes, par exemple. Si vous parlez de
Méditerranée et de corps, vous avez contre vous les islamistes, mais aussi
quelques cyniques qui vous parlent de Mlaya, alors que vous parlez de la vie ou
qui vous croient payés par la cellule parisienne du projet UPM (Union pour la
Méditerranée).Ceci dit, si vous ne dites rien, d'autres vous accuseront de
n'avoir rien sur ce qui les intéresse eux et pas les autres. D'ailleurs, par
une sorte de jeu de casting forcé, un Algérien qui dit que la terre est ronde
n'est jamais vu comme un Algérien qui dit que la terre est ronde: il est soit
proche du DRS, soit payé par l'ambassade de France, soit abreuvé par les
Américains, soit partageant sa table avec on ne sait quelle grosse boîte, soit
à l'écoute d'un clan de l'Ouest, soit séduit par des séparatistes kabyles? etc.
Jamais un Algérien n'est algérien quand il fait quelque chose. Sa nationalité
n'est prouvée que lorsqu'il ne fait rien. Pour rester un peu dans la rime
pauvre. Et c'est pourquoi, quand on lit un peu, parfois, les réactions des
Algériens à certaines chroniques ou à certains articles dans des journaux
électroniques, on reste ébahi par le tableau des maladies cliniques que cela
offre. Religieux ou pas, islamistes ou pas, fascistes ou pas, alcooliques ou
pas, il y a encore et toujours des constantes : le peu de respect pour la
différence, l'incapacité de débattre sans prendre le maquis ou la tangente, la
haine de soi sous le visage de l'autre, la propension à l'extrême : Saâdane est
soit un héros soit un bouc, il faut être soit opposant, soit un larbin du
Pouvoir, on a soit tout compris, soit rien compris. Les « analyses » ont ceci
de définitif qu'elles sont bâties sur des certitudes et c'est ce qui fait le
plus peur: ce wahabisme lac ou intellectuel ou même politique qui ne souffre
pas la nuance et n'avance que par le raid ou le déni. Du coup, on aboutit,
après dix jours de marche à pied dans son propre cerveau, à un début de constat
: ce peuple ressemble vraiment, parfois, à ce que le Pouvoir veut : un peuple
ingrat, acariâtre, insolent, vil, prompt au bendir, capable de se frapper et
impossible à gouverner sans le soumettre. Un constat faux car le drame est plus
profond si on essaye d'être généreux et précis dans sa générosité : le problème
est que nous sommes, depuis des décennies déjà, hors de l'universel. Il n'y a
rien d'universel dans ce qu'il y a d'algérien depuis la fin de la guerre de
Libération. Quelque part, nous nous sommes enfermés dans une Kasma et ce
confinement a provoqué la pitrerie et la bousculade, la violence et la
négation, l'anarchie et la monarchie. Un homme n'est lui-même que par le
truchement de l'universel en soi et c'est le contraire que nous assurons tous :
nous nous voulons universels dans nos actes et affirmations au nom de nos
particularités. Dès que vous parlez par exemple du corps, de l'identité, de la
mer, de l'angoisse noble d'être vivant, de Dieu ou de la terre et de son odeur
sous le soc, vous êtes traduit dans les catégories locales d'islamiste,
d'anti-arabe, de pro-DRS, de quasi-occidentaliste, d'anti-FLN, de pro-rente, de
proche de Benflis, d'ami de Oujda?etc. Dès que vous dites une mosquée est mal
bâtie, on vous accuse de parler de Dieu. Dès que vous dites qu'une route est
bien faite, cela prouve que le maire ou le wali mange avec vous et que vous
êtes avec le Pouvoir. Et c'est peut-être cela qui nous enferme : le culte des
particularismes, l'impuissance à l'universel en soi. C'est ce qui fait qu'on se
déteste et qu'on se supporte, qu'on va à l'excès dans l'amour ou dans la haine,
dans la surenchère, dans l'enthousiasme ou le martyr. Dans l'opposition et
l'apposition, l'analyse et la déception, le ricanement et le piétinement. D'où nous
viennent cette hâte vers le définitif et cette intolérance ? Bonnes vacances,
en attendant.