Finalement, ce sont les nouveaux chamanes des époques
modernes : ils peuvent soulever un pays avec une chaussure, lui rendre son
indépendance ou le rendre inutile, exalter un peuple jusqu'à en faire une
chanson, détruire un espoir en marchant dessus, cracher du feu, déclarer une
histoire ouverte à l'enrichissement ou restituer un drapeau et un sol à une
population vaincue. La mondialisation, qui a inventé le monde unique comme la
rondeur de la terre, a inventé l'Amérique et les temps modernes, offre
aujourd'hui, à la place du conquérant, du chef ou dictateur, la figure de
l'entraîneur. Spécialement celui des équipes de foot. Pour la dernière Coupe du
Monde, ils ont été 32 entraîneurs traités avec l'ambivalence que les hommes
réservent aux dieux ou aux chamanes : on les aime mais on peut les manger, on
les adule mais on peut leur coller n'importe sécheresse ou crue d'oued, on les
regarde comme les Pères de la nation et comme ses traîtres évidents.
Les entraîneurs des
équipes de foot ne sont plus des entraîneurs, des salariés, des techniciens de
leurs fédérations ou des tacticiens de ballon, mais d'étranges condensés de la
rêverie de toute une nation : ils déclassent, du coup, et même pour les grandes
démocraties, la fonction traditionnelle du leader. Là, sous le regard du monde
entier, un pays se résume à ses pieds et son visage se résume à celui de son
entraîneur : un pays peut ne pas savoir fabriquer un interrupteur électrique,
cela ne l'empêchera pas de demander à l'entraîneur de son équipe de foot de
faire mieux que la collectivité qui en a accouché. D'ailleurs, transcendant la
nationalité au profit de la nation, un entraîneur peut être étranger, européen
ou venu d'ailleurs, sa nationalité sera celle de l'équipe qu'il entraîne ou
déclasse et il vibrera avec ses joueurs comme une patrie ambulante composée de
23 personnes et de quarante-trois millions d'exilés en attente du résultat. Non
élu, désigné, investi, choisi, reconduit ou trop bien payé, un coach de foot
national finit par résumer la fascination de son pays employeur, ses
admirations injustes ou des critiques malhonnêtes : à certains, toute une
nation n'hésite pas d'envisager une statue en bronze, à d'autres, elle peut
préparer un procès où un coach se verra accusé d'avoir perdu des guerres ou
d'avoir trahi un drapeau. Durant la dernière Coupe du Monde en Afrique du Sud,
ces 32 bonhommes faisaient parfois peine à les voir assis sur les bancs en
bordure des gazons, les uns criant à la manière de Capellos, les autres
immobiles comme devant un destin qui les a capturés par ses phares puissants
comme Saadane, d'autres essayant l'insolence pour masquer la peur comme
Domenech, les autres retenant difficilement la joie ou l'envie de se convertir
aux dominos après la finale pour sauver leurs enfants et leur vie de famille,
et des derniers forcés, durant les conférences de presse, à expliquer des
choses surprenantes comme la gravité de Newton, le hasard, les tibias, le
muscle d'une jambe et les attentes d'une nation. Finalement et à bien y
regarder, la tribu humaine a peu changé et mange encore les hommes dans ses
profondeurs qui reviennent lors des grandes compétitions du muscle et de
l'adresse : les entraîneurs des équipes de foot ont la même fonction
hasardeuse, miraculeuse parfois, mais dangereuse qu'avaient les chamanes dans
les société de la chasse (trouver le gibier, attendrir le Dieu de la steppe,
invoquer les cycles de la météo et fournir des extases, des herbes ou des
prédictions). Pas seulement les chamanes, mais aussi les oracles, les
gladiateurs, les jeux de dès et les victimes à égorger sur les autels pour
calmer les orages ou rapatrier la pluie. Expliqué sous l'autre lumière des
néons des temps modernes, les entraîneurs sont une sorte d'élus directe de la
démocratie déçue des peuples : l'expression des derniers nationalismes
possibles : ceux de la compétition. C'est dans les compétitions qu'on retrouve,
un tant soit peu, ce qu'on ne retrouve plus dans les élections, les démocraties,
la culture nationale : le hasard, l'enjeu réel, le résultat direct que l'on ne
peut pas gonfler, le but et le pied, la joie ou la déception la plus dure,
l'exaltation ou l'envie de tout casser. Le cœur même de la vie et du populisme.
L'endroit où est assis chaque entraîneur chargé de porter un pays entier comme
des gradins immenses sur l'équilibre de deux épaules d'homme.