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Les villages algériens n'existent plus

par Kamel Daoud

Selon la météo, il fera (il fait) chaud énormément cette semaine. D'où cette question qui revient quand on a chaud : quand on ne sait pas où aller, quand le monde est fermé par un lacet et quand on n'a plus le choix que de prier ou de crever, qu'est-ce qu'un village algérien ?

 Techniquement, c'est une sorte de petite ville, mesurable à pied, et où tout le monde connaît tout le monde, traversée par une route nationale et enjambée par deux poteaux. Les villages algériens n'existent cependant plus; il en reste cette sorte d'hybride architecture entre des restes coloniaux et des extensions LSP à la va-vite, selon le cours du pétrole et la distribution de la rente. On ne reconnaît plus un village algérien à ses oranges ou à ses raisins ou huiles d'olive et figues de Barbarie, mais à son virage sur une route nationale, à sa route principale qui aligne les «quatre-saisons», son minaret inachevé et sa population qui vous regarde en essayant de vous décoder, ou vous vend des bananes importées. Le centre d'un village algérien n'est plus sa place publique, comme autrefois, ou son carrefour de route, mais son centre CCP, sa poste, car les villages travaillent peu et préfèrent l'allaitement à la récolte depuis des décennies déjà.

 Et c'est dans le village algérien que l'on peut toucher de l'oeil ce désarroi de l'identité vestimentaire : pantacourts chinois, turbans ancestraux mal portés, djellabas affreuses et désœuvrement total que les mosquées peinent à contrebalancer malgré les harangues de l'imam local. Ici donc, mis à part la médisance sur le chef de daïra ou le maire et le pullulement des vendeurs d'antennes paraboliques, le monde est une chaussure impaire et le seul moyen de vivre, c'est de partir, vite et bien, et d'envoyer une lettre après quatre année de marche sans se retourner.

 D'ailleurs, et le chroniqueur le vit, dans un village algérien, tout le monde a le même âge : les vieux, les citernes d'eau, les caves des anciens colons, la mairie, la mère et les jeunes dont les trois quarts du corps sont un œil avec vérin. L'Etat distributeur a bien tenté le coup du village socialiste, de la maison de la culture ou de l'autoconstruction, mais rien n'y fait : les villages algériens n'existent plus.

 Il n'en reste rien sauf, comme écrit il y a quelques jours, ces affreuses «entrées» repeintes par des portraits horribles de martyrs, des ronds-points partout et du kitch à en vomir. D'ailleurs, même dans les journaux algériens, ceux de l'ANEP ou du «privé», les villages algériens «n'existent pas». On en parle quand il y a une émeute, une distribution de logements qui passe mal, un retrait de confiance à l'APC, une colère de wali en visite, une coupure d'eau ou d'électricité de deux ans ou une beuverie qui tourne au drame.

 En soi, comme dirait Heidegger, le village algérien n'existe plus. Les villageois n'existent pas eux aussi : il n'y a que des gens qui n'ont pas réussi à venir en ville, qui l'ont quittée ou qui n'ont pas eu le temps d'y aller. Le village algérien a été socialiste, colonial ou tribal, maintenant il n'est plus. Tout le monde le traverse, même ceux qui y habitent. Dans une économie de rente, un village n'a pas de vocation : c'est soit une ville ratée, soit une vie en retard sur les autres. On y survit de ce que permet le ciel : Dieu ou les satellites. Pour le reste, curieusement, c'est dans un village que tout le monde se sent à l'étroit.

 Une autre psychologie de la décolonisation veut que le village algérien n'est pas une valeur, mais une sorte d'échec du soi algérien, une involution, une perte de temps dans une perte de l'espace. D'ailleurs, l'idéologie d'Etat aime la tradition, pas les villages que tout le monde veut quitter comme si quelque chose d'immense et de gratuit était distribué dans les grandes villes chaque jour que Dieu reprend à l'homme.

 Et c'est pour ça que quand il fait chaud, tellement que c'est un pèlerinage valable, il faut avoir une pensée pour le village algérien, ses dernières récoltes connues et ses misères actuelles de réserves indiennes. Au village, il n'est demandé qu'une chose : arrêter le temps. C'est ce qui permet au Pouvoir d'avoir les meilleurs soutiens, les meilleurs gardes du corps, les meilleurs serviteurs et les meilleurs scores électoraux. Partout ? Non, justement. Dans les villages algériens, quelque chose se passe. Un début d'autonomisation que le pouvoir soupçonne peu.