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Rabah Saadane ou comment exploiter ses propres défauts

par Abed Charef

Avec Rabah Saadane, le verre est toujours à demi plein. Et malgré un palmarès impressionnant, l'entraîneur de l'équipe nationale donne le sentiment d'une œuvre inachevée.

Alors qu'il aborde sa troisième Coupe du monde à la tête de l'équipe nationale de football, Rabah Saadane affiche un bilan très contrasté. D'une part, il a le meilleur palmarès dont puisse rêver un entraîneur algérien, avec trois participations à la phase finale du Mondial, autant de participations à des coupes africaines, ainsi que de nombreux titres nationaux et africains. Mais il reste, d'un autre côté, l'homme qui fait les choses à moitié, ne réussissant jamais une œuvre complète, ce qui laisse toujours un sentiment d'inachevé planer au-dessus de son travail. Ce verre à demi vide, Saadane le doit à son attitude, à son caractère, plutôt qu'à ses talents d'entraîneur qui ne sont guère contestés. Car, sur le plan technique, l'homme est indéniablement doué. Il a une formation solide, un sens de la méthode et de l'organisation rare en Algérie, ainsi qu'une capacité de trouver les bons joueurs au bon moment. Dans son itinéraire, il a côtoyé les meilleurs. Il a travaillé avec Evgueni Rogov, l'homme qui a mené le travail de fond pour qualifier l'équipe nationale à la phase finale de la Coupe du monde en 1982. Il a aussi eu la chance d'entamer sa carrière d'entraîneur au moment où arrivait à maturité la meilleure génération de footballeurs algériens depuis l'indépendance, celle de 1982. C'est d'ailleurs avec cette équipe, et en compagnie de Rachid Mekhloufi et Mahieddine Khalef, qu'il a réalisé un fabuleux parcours qui restera comme la plus belle épopée algérienne en Coupe du monde. Mais il y avait déjà ce sentiment d'ambiguïté qui ne quittera jamais Rabah Saadane: malgré son exploit, l'équipe de 1982 donnait l'impression d'avoir raté le coche. Saadane poursuivait son parcours pour devenir, cette fois-ci, le grand patron de l'équipe en 1986. Il réussissait à bâtir une équipe encore plus forte, qui imposait sa loi en Afrique. Durant les éliminatoires, elle balayait notamment la Tunisie à Tunis même, sur un score très net, 4-1, et donnait une telle impression de puissance qu'on lui prédisait un parcours éclatant au Mexique. En fait, il avait l'ossature de l'équipe de 1982, avec une expérience de quatre années.

 Mais Saadane allait révéler sa grande faiblesse : une étonnante facilité à céder aux pressions. L'équipe nationale était devenue un enjeu politique, et la décision échappait désormais à l'entraîneur, qui s'est laissé faire. Il n'était pas le bâtisseur d'une grande équipe, l'homme rationnel, croyant au travail et à l'effort, mais un homme prêt à de graves compromis pour rester en poste. Le chef de file des entraîneurs modernes, alliant la pratique du football à une solide formation académique, disparaissait, pour laisser émerger un gestionnaire rapidement absorbé par les appareils et les réseaux d'intérêt. Ce fut la débâcle de Mexico, où la meilleure équipe d'Algérie depuis l'indépendance ne réussissait qu'un seul point. Saadane fut alors hué, menacé, et des gens faillirent s'attaquer à son domicile. Un de ses enfants fut maltraité à l'école. Ce fut alors le début d'une longue traversée du désert qui ne pendra fin qu'au début des années 2000. L'équipe nationale est alors de nouveau en déperdition, et Saadane conclut un accord avec Mohamed Raouraoua, président de la FAF, pour bâtir une équipe compétitive. Le travail engagé donne rapidement ses fruits. Durant la phase finale de la coupe d'Afrique des Nations, en 2004 en Tunisie, une nouvelle équipe émerge. Elle passe le premier tour et élimine, déjà, l'Egypte. Mais, là encore, Saadane perd rapidement la main. La décision lui échappe, et l'histoire se termine en queue de poisson. Lâché par Raouraoua, il est exilé à la direction technique nationale, sans pouvoir réel. Peu de temps après, il en tire la leçon et s'exile de nouveau. Rabah Saadane a dépassé la soixantaine quand il est de nouveau rappelé à la tête de l'équipe nationale pour la troisième fois. Il a un objectif : qualifier l'équipe nationale pour la coupe d'Afrique des Nations qui doit avoir lieu en 2010 en Angola. Il fait mieux : il la qualifie pour la Coupe du monde, alors qu'il avait lui-même affirmé que le Mondial n'était pas son objectif. Le match de Khartoum et tout ce qui l'a entouré a de nouveau emporté Rabah Saadane. L'entraîneur rationnel et pragmatique a cédé la place à un homme qui aime les honneurs, et se laisse emporter par l'euphorie. L'équipe nationale était devenue un enjeu politique, et Saadane avait la vague impression de devenir un élément de l'histoire du pays. Mais dans la gestion de l'équipe, la décision lui échappe de nouveau. Ceci se révèle crûment durant la phase finale de la coupe des Nations, en Angola. Durant le fameux match contre l'Egypte, perdu 4-0, il a été établi que deux joueurs, Chaouchi et Antar Yahia, étaient sérieusement blessés, et ne pouvaient jouer. Saadane le savait, et avait fait le choix de ne pas les titulariser. Mais des pressions externes lui ont fait savoir qu'il était impossible de prendre le risque de ne pas faire jouer les deux «héros de Khartoum». Ce fut la débâche. Que vaut un entraîneur, aussi brillant soit-il, quand il n'arrive pas à s'imposer à son environnement et à ses joueurs ? Difficile à dire. C'est la question qui poursuivra Saâdane jusqu'à la fin de sa vie. Certes, aucun entraîneur algérien n'a son palmarès, mais aucun entraîneur algérien n'a eu autant d'opportunités que lui. Pour bâtir son palmarès, Saâdane a accepté de travailler dans des conditions insupportables, il a accompli des miracles, mais il n'est jamais parvenu à aller au bout de son œuvre, à cause de son manque de caractère. Mais s'il avait du caractère, il n'aurait jamais accepté les humiliations, ni accepté de revenir pour construire le palmarès qui est le sien. Et il n'aurait pas réussi à transformer ses défauts en qualité.