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« ? Pourquoi tant de passé et si
peu de présent ? Depuis que je suis né, il en est ainsi : l'histoire de mon
pays est un monstre vociférant qui tue les vivants et ravive les morts. A la
fin, j'en suis fatigué : je n'aime ni les colonisateurs, ni les
décolonisateurs. Les deux ne veulent pas mourir pour que moi je repose, vivant,
en paix. La France ? Je n'y jamais mis les pieds que deux fois de ma vie;
encore moins, l'Algérie : j'attends d'y arriver enfin avec mes enfants. Enfant,
j'ai dessiné, jusqu'à la nausée, des chaînes brisées au-dessus de volcans en
colère, je connaissais le Kalachnikov avant la fleur, il suffisait de me
désigner du doigt pour m'entendre chanter l'hymne national et tout n'était que
torticolis tourné vers le passé à m'en tordre le cou et ce fut fait. J'en suis
désarticulé à vie : ma tête ballote et mes jambes sont une indépendance
brinquebalant dans des chaussures chinoises. Dieu ! Pourquoi chez nous les
morts ne veulent pas mourir ? Pourquoi, même né longtemps après la guerre, j'y
participe tous les jours à mon insu et sans que je le veuille. Ce que je veux ?
C'est le Présent vigilant. L'ample présence au monde découpé en couple par mes
deux poumons. Quelque chose qui me soit contemporain et avec quoi je coïncide
de toute ma taille et de mes bras et de la force puissante de mon inspiration.
Bien sûr que je dis merci aux martyrs, mais je veux dire, surtout, bienvenue
aux nouveau-nés. Et c'est la peur qui m'habite: j'ai peur que la décolonisation
dure plus longtemps que la colonisation et que j'en meure avant de profiter
d'un moment nu et d'un don paisible qui ne me parlent pas de la guerre. Les
martyrs ? Je les ai détestés longtemps : tout le monde se prenait pour eux et
dès que j'ai appris à parler, ils parlaient déjà à ma place. Ce n'est que plus
tard que je me suis réconcilié avec leurs cimetières et que j'ai appris à
converser avec eux directement, sans passer par des factotums. Que de
déceptions et de découvertes alors ! La première est que l'histoire nationale
est une entreprise individuelle pour chaque Algérien. Chaque Algérien est dans
l'obligation de remonter le temps tout seul et de découvrir l'histoire de son
pays dans la solitude tant il y a des menteurs et des vendeurs de buissons
ardents. Chaque Algérien possède sa propre copie du journal intime de son
propre pays. A la fin, j'ai fini par comprendre que l'Histoire a été peut-être
belle, mais cela n'a pas changé grand-chose : je déteste encore et toujours le
passé tant tout le monde veut me le voler pendant que je dors ou que je
respire. Les martyrs sont trop lourds à porter pour mon mince corps. J'en suis
fatigué. S'ils sont morts pour m'offrir la vie, pourquoi dois-je la refuser en
leurs noms ? De tout temps, j'ai ressenti l'étouffement quand on me parlait de
la Révolution. C'était comme si on me reprochait d'être vivant alors que les
meilleurs sont morts et comme si je devais dire merci jusqu'à la centième
génération et comme si j'étais le traître d'une guerre qui a eu lieu bien avant
ma naissance. A la fin, je veux moi aussi fuir : cette terre étouffe sous le
poids inversé de ses morts et tous ses nouveau-nés naissent avec l'ardoise
injuste d'une dette à payer de toute une vie d'écrasement.
Et c'est à chaque fois, la même histoire : à chaque fois que je me dis enfin un peu de présent volé à trop de passé, je m'y retrouve coincé entre un Français qui ne veut pas partir et un ancien moudjahid qui ne veut pas se la fermer et un enquêteur qui a retrouvé de nouveaux ossements. Que m'importe un nouveau «qui tue qui ?» qui remonte le passé ou les aveux d'un ancien combattant devenu vieux meuble de la Nation ou les jacassements tristes de quelques vignerons déracinés ? Moi, j'ai les pieds bruns, les mains blanches, ma balle est un ballon et ma terre est à refaire et ma langue est pétrie par ma mère et j'ai l'âge de ma respiration pas celui de la révolution. Alors par Dieu, arrêtez ! Je veux juste respirer, voyager et me sentir vivant sans que cela soit une dette à payer. Je ne veux pas refaire la guerre mais seulement des enfants. Je ne veux voir le retour ni de la France, ni des martyrs, ni de la guerre, ni de la même histoire. Je veux seulement voir revenir les meilleurs moments de chaque vie. Je veux ressentir l'immense amplitude du vivant et rendre la vie plus incandescente par mon intime vigilance. Je ne demande ni des excuses, ni des explications, ni de nouveaux témoignages ». |
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