|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
Cette note a alimenté une partie des discussions qui ont eu lieu lors de
la réunion du Comité de parrainage politique
de l'Institut de prospective économique du monde méditerranéen (Ipemed) qui s'est tenue à Paris (France) les 25 et 26 mars derniers Quinze ans après le Sommet de Barcelone de 1995, il est désormais admis par une majorité d'observateurs et d'experts que le rapprochement entre les deux rives de la Méditerranée est loin d'avoir donné les résultats escomptés. La convergence économique, pour ne citer qu'elle, demeure insuffisante car, malgré des performances appréciables des économies du Sud, la Méditerranée sépare deux zones largement inégales en terme de prospérité, de développement humain et de respect des droits fondamentaux. L'objet de ce papier n'est pas de faire le bilan de ce que l'on désigne souvent par «l'euromed». De nombreux travaux académiques existent déjà en ce sens et, d'ailleurs, l'Institut de prospective économique du monde méditerranéen (Ipemed) réalise actuellement une synthèse des recherches les plus abouties en la matière. Mais il faut se demander pourquoi, après 15 ans, l'euromed piétine. Les gouvernances politiques au sud : une des raisons de l'impasse Dans les discours habituels (et convenus), le manque de ressources financières allouées aux pays du Sud et de l'Est de la Méditerranée (Psem) revient comme un leitmotiv surtout lorsque ces ressources sont comparées aux fonds structurels réservés aux pays d'Europe centrale et orientale (Peco) qui ont adhéré récemment à l'Union européenne (UE). Là aussi, des travaux existent qui, sans nier cette différence de traitement, mettent toutefois en évidence le fait que les ressources financières existent au sud et à l'est de la Méditerranée mais que le problème relève avant tout de leur mobilisation et de leur emploi pour mener à bien des projets à long terme. Par ailleurs, outre la question de l'aide financière européenne, le cavalier seul des pays du Sud de la Méditerranée est souvent cité comme l'une des raisons des difficultés de l'euromed. Le cas des pays du Maghreb, dont le regroupement régional, c'est-à-dire l'Union du Maghreb arabe (UMA) est en panne, en est la meilleure illustration. Comment espérer en effet qu'une dynamique économique régionale s'instaure quand les Psem rechignent à commercer entre eux ? Ces deux thèmes de l'insuffisance de l'aide financière européenne et de la division des Psem sont très connus et servent de matière inépuisable pour les innombrables colloques consacrés au monde méditerranéen. A l'inverse, d'autres causes sont analysées de manière moins fréquente et bien plus prudente. Il s'agit notamment de la gouvernance politique des Psem. Un simple suivi attentif de l'actualité de la région ou bien encore une lecture des rapports d'organisations non gouvernementales spécialisées dans la défense des droits de la personne humaine démontrent pourtant que cette gouvernance a beaucoup de progrès à faire ne serait-ce qu'en matière de respect des libertés individuelles. Des libertés qui conditionnent, faut-il le rappeler, la capacité des opérateurs économiques locaux à entreprendre et à œuvrer au développement de leurs pays sans oublier la possibilité pour les élites disséminées à l'étranger d'investir dans leur terre d'origine voire de s'y (ré)-installer. Et c'est cette même gouvernance qui pose aussi problème dès lors que l'on interroge les investisseurs étrangers, ces derniers exigeant une visibilité ainsi qu'une prévisibilité à long terme : une demande légitime à laquelle des systèmes politiques loin d'être parfaits ne sont pas capables de répondre de manière satisfaisante. Pourtant, dans son approche à l'égard de ses rives Sud et Est, l'Union européenne feint de croire que c'est d'abord le développement des liens économiques - stimulés par la création d'une zone de libre-échange - qui va tout régler et que c'est grâce à ces liens que les pays concernés vont finir par s'inscrire dans une sorte de cercle vertueux menant du marché vers la démocratie. De leur côté, les gouvernements des Psem insistent sur la spécificité de leurs pays, de leur histoire et de leurs cultures, et n'acceptent de droit de regard européen que sur leur capacité à réformer leurs économies et à les mettre à niveau. Cette position intransigeante peut expliquer pourquoi le projet final de l'Union pour la Méditerranée (UpM) s'est concentré sur les projets économiques. Réfléchir à la «mise à niveau politique» Dès lors, la question qui se pose - en ayant toujours en tête la réflexion à propos de l'échec de l'euromed - est de savoir s'il n'est pas temps de réfléchir aux aspects politiques du rapprochement entre l'Union européenne et les Psem. N'est-ce pas parce que le volet de «mise à niveau politique» a été négligé - ou volontairement sous dimensionné - que le processus de Barcelone patine et que le Sud et l'Est de la Méditerranée continuent de pointer aux derniers rangs en matière de développement humain ? Et pour répondre à cette question, il faut d'abord accepter qu'elle puisse être posée et donc reconnaître sa pertinence. De fait, le point de départ d'une réflexion sur la question du lien entre gouvernance politique dans les Psem et évolution du processus de rapprochement euro-méditerranéen doit d'abord trancher le point suivant : doit-on ou peut-on considérer que les pays du Sud et de l'Est de la Méditerranée ont besoin d'une gouvernance comparable - dans ses fondements - à celle des pays de l'Union européenne ? En d'autres termes, la réflexion liminaire pourrait être formulée ainsi : les populations du Sud et de l'Est de la Méditerranée partagent-elles les mêmes valeurs que leurs homologues du Nord, ce qui, par conséquent, les inciterait à espérer une gouvernance politique proche de celle qui existe au sein de l'Union européenne ? On peut bien sûr répondre à cette dernière question par la négative. C'est d'ailleurs ce que l'on entend ici ou là dans les discours destinés à préserver, ou à justifier, le statu quo politique au Sud et à l'Est de la Méditerranée. C'est ce que cherchent aussi à défendre celles et ceux qui estiment que l'Occident est le seul détenteur de valeurs qu'il qualifie pourtant d'universelles. En mettant l'accent sur les différences de culture et de religion, on démontre ainsi que les populations du Sud sont, par essence, différentes de celles du Nord et que ce serait faire fausse route que d'affirmer qu'elles souhaitent une gouvernance politique comparable à ce qui existe en Europe. Culturalisme, «différentialisme» alimentent cette ligne défensive qui prévaut aujourd'hui. Après une vaine tentative de réfléchir aux valeurs communes entre les deux rives de la Méditerranée - une démarche initiée à l'époque par le Commissaire européen Manuel Marin - l'Union européenne, du moins la Commission préfère désormais éviter de s'aventurer sur ce terrain. Les élections sont un exemple parfait du décalage entre l'ambition que l'Union européenne affiche pour certains de ses voisins à l'Est et ceux du Sud de la Méditerranée. Pour s'en rendre compte, il suffit d'avoir en tête le nombre conséquent d'observateurs que l'UE peut mobiliser pour un scrutin en Ukraine ou en Géorgie et de le comparer à la poignée symbolique de ses représentants déployés lors d'une élection présidentielle en Algérie, en Tunisie ou en Egypte. Un autre exemple, bien plus frappant, est celui des coups d'Etat. Au cours des derniers mois, l'Afrique semble avoir renoué avec ses vieux démons de par la multiplication de coups d'Etats militaires qui ont renversé des présidents démocratiquement élus. Dans la plupart des cas, l'Europe s'est illustrée par des protestations timides et une acceptation de fait de la nouvelle situation. «Realpolitik», diront les uns, «volonté de ne pas laisser la Chine ou les Etats-Unis renforcer leurs positions dans les pays concernés», ajouteront les autres : tout cela n'est pas nouveau. On sait que l'émergence de pouvoirs forts peut apparaître comme un moindre mal dans une zone de grande instabilité. Mais qu'en est-il à long terme ? Aider les élites du Sud et de l'Est de la Méditerranée Quel enjeu représenterait une réflexion sur les valeurs communes entre les pays européens et les Psem ? La réponse est simple : menée jusqu'au bout, elle amènerait l'Europe à admettre que des thèmes tels que le respect de la liberté individuelle, la liberté d'expression, le droit à la propriété, le droit à la sécurité et le «droit à l'Etat de droit» ne sont pas des aspirations marginales au Sud et à l'Est de la Méditerranée et que, bien au contraire, elles sont des pré-requis incontournables pour la réussite des réformes économiques et de l'arrimage des Psem à l'Union européenne. Et il serait bénéfique aussi que les élites européennes admettent enfin qu'il s'agit aussi de convictions que partagent leurs homologues des Psem. Il faut d'ailleurs s'attarder un peu sur cette question des élites de ces pays et de la position ambiguë de l'Europe à leur égard. On doit bien comprendre que le décalage entre le discours des élites arabes - qui défendent les libertés - et les dirigeants arabes adoubés qui les restreignent, a fini par délégitimer le rôle de ces mêmes élites aux yeux de leurs peuples. En un mot, plus l'Europe tergiverse, plus elle privilégie le culturalisme local et plus elle affaiblit les élites qui sont justement capables de favoriser la réussite de grands projets régionaux tels que l'euromed ou l'Union pour la Méditerranée. A ce titre, il est nécessaire de relever que le décalage entre les discours des élites et la réalité vécue par les peuples des pays arabes n'est pas une nouveauté. Déjà à l'époque coloniale, les élites du Sud avaient compris que pour acquérir leurs droits fondamentaux, leurs peuples se devaient d'accéder à la citoyenneté. Et lorsque celle-ci sembla être à portée de main, la réaction des puissances coloniales fut d'accorder l'indépendance mais sans la confier aux élites légitimes mais plutôt à des dirigeants désignés issus des rangs de l'armée. Le cheminement politique et le destin de Ferhat Abbes illustre on ne peut mieux ce rappel historique. Et c'est à l'aune de ce besoin de droits fondamentaux qu'il faut examiner l'essor du phénomène des binationaux franco-maghrébins. Pour de nombreux Maghrébins, devenir citoyens français ou autres (britanniques, canadiens,?), c'est aussi accéder au «droit d'avoir des droits», de se sentir protégé par des législations claires qui, officiellement du moins, écartent le fait du prince, l'arbitraire et l'abus de pouvoir. Il ne faudra pas s'étonner si, au cours des prochaines années, c'est au sein de ces diasporas franco-maghrébines que se développeront des mouvements revendicatifs à l'égard des pays d'origine, un peu à l'image de ce que fut l'Etoile Nord-Africaine au nationalisme maghrébin dans les années 1920 et 1930. L'exemple turc Dans les discours concernant la candidature de leur pays à l'Union européenne, le patronat et de nombreux intellectuels turcs ont coutume de dire que le «processus d'adhésion compte plus que l'adhésion.» Cette formule n'est pas qu'une simple boutade destinée à relativiser toutes les difficultés, passées et à venir, rencontrées par cette candidature (il est vrai qu'elle pourrait se généraliser si l'espoir de réaliser l'adhésion un jour venait à disparaître). Elle résume le fait que nombre d'élites turques ont été conscientes des effets positifs induits par les critères d'adhésion imposés par l'Europe. Ces critères ont été en effet une pression permanente qui a tiré la Turquie vers le haut et l'a aidée à se moderniser sans cesse. La modernisation dont il est question est bien entendu économique et financière. Mais elle est aussi politique. Ce qui suit peut surprendre ou même choquer mais c'est certainement en partie grâce à l'Europe et aux critères d'adhésion, les derniers en date étant ceux de Copenhague, que l'armée turque a accepté le cadre démocratique et qu'elle ne cède pas aux tentations putschistes qui étaient les siennes durant les années 1980. Voilà un schéma qui rend songeur nombre d'élites du Sud de la Méditerranée ! Car cette «pression positive» qu'exerce l'Europe sur la Turquie n'est pas ignorée dans les Psem. Suivie avec attention, elle constitue même un benchmark, ou un outil de comparaison, à propos de ce que l'Europe souhaite pour les uns et les autres. Il est peut-être temps que cette «conditionnalité positive» s'applique aussi aux Psem pour le plus grand bien de leurs institutions et de leurs gouvernances. * co-président du Comité de parrainage politique d'Ipemed |
|