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Comment un borgne peut-il voir double ?

par Kamel Daoud

Qui est devant ?». C'est la question que se posent l'Histoire, les intellectuels, les analystes et les buveurs de café quand quelque chose se passe dans un pays. «Qui est derrière ?», c'est la question que se pose (vous pose) le Pouvoir quand quelque chose se passe dans votre pays. C'est la question que se pose le wali du coin après les émeutes nées du meurtre d'un Algérien par un Algérien policier. C'est la question qu'ont posée les policiers aux gens de Bezzzef, réunis pour marcher et invités à répondre après une marche à Aïn Béniane au profit de l'avenir libre et libéré.

 Et d'ailleurs, le dialogue Pouvoir/Histoire se résume à deux répliques : «Qui est derrière ?», suivie de la matraque quand la réponse ne satisfait pas. Lui-même né derrière le peuple et dans son dos, le Pouvoir a donc obligatoirement endossé cette position de regarder derrière chaque personne qui lui parle, s'oppose à lui ou lui dit bonjour. Derrière chaque évènement (Kabylie, Ghardaïa, Berriane, MCO à Oran, ârchs et Guermah Massinissa), il y a quelqu'un, pour le Pouvoir.

 Myope donc et borgne paradoxalement, il vous voit en double quand vous le saluez seul : il y a toujours vous et celui qui vous manipule. A Boumerdès, le wali n'a pas hésité à parler de manipulation, même si ce mot donne la nausée, provoque un effet de viol et fait rire aux heures perdues. Le ministre de l'Intérieur raffole lui aussi de cette thèse de couturière. Tout comme le Pouvoir. Le jeu de «qui est derrière ?» a été poussé tellement loin qu'il a fini par provoquer un effet inverse durant les années 90 : à force de dire au peuple que derrière chaque évènement il y a manipulation, le peuple a expliqué donc que derrière les massacres, il y a certes les terroristes, mais derrière les terroristes, il y a d'autres gens. L'enfant aîné de «Qui est derrière ?» a été le «Qui tue qui ?».

 Maintenant, la question du jour : pourquoi le Pouvoir, ses ministres, les walis, télés et commissaires adorent poser cette question de «qui est derrière ?». Première thèse : le syndrome de la clandestinité, selon Benjamin Stora : né dans le maquis et le secret, le Pouvoir n'arrive pas à descendre mentalement de la montagne et s'y cache toujours, le doigt sur la gâchette. Pour lui, les apparences sont toujours trompeuses et le soupçon est la moitié de la vérité et la vérité, c'est les trois quarts d'un mensonge. Et donc derrière chaque acte, il y a un acteur et un souffleur. Le Pouvoir ne possède justement que le pouvoir et croit donc que tout le monde veut le lui voler. Pour lui, avec un peuple infantilisé et beaucoup d'argent, il y a trop de place pour les Ottomans embusqués. C'est la première thèse. Bien sûr, il y en a d'autres : formation au KGB, incapacité morale à être honnête et démocratique, Boumaârafi et son rideau, etc.

 La dernière thèse, celle qui intéresse le plus, est celle de l'acte de naissance : si chaque ministre, chaque wali, chaque commissaire pose la question de «qui est derrière ?», c'est que derrière chaque ministre, chaque wali, chaque commissaire, il y quelqu'un ou quelques-uns. Le Pouvoir est doublé par lui-même, jusqu'au sommet de la Présidence.

 Et puisque, selon Spinoza, on ne voit le monde que comme on est : le Pouvoir voit derrière chaque citoyen et derrière chaque acte de citoyens, un complot, une manipulation, un message ou une menace. Le Pouvoir est désigné par un Pouvoir caché lui-même, soutenu par un autre Pouvoir caché et ainsi de suite. Fatalement, au regard d'un homme qui ne s'arrête jamais de tourner la tête et de se tordre le cou pour voir qui marche derrière lui, le monde est une série de dominos qu'un joueur ultime anime de son index majeur. A la fin, le plus important est que nous, nous savons qui est derrière le Pouvoir, mais lui ne sait pas, avec certitude, qui est derrière nous.

 Pourtant, dans tout ce blabla, la meilleure question est l'inverse de la première : on ne dit pas «qui est derrière ?» quand on veut faire avancer un pays, mais «qui est devant ?».