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Une mort nommée parricide

par Boudaoud Mohamed

Ce sont, peut-être, des histoires vénéneuses, qu'il aurait ramassées dans la rue et les cafés, qui lui ont démoli le cerveau, qui l'ont métamorphosé petit à petit en bête imprévisible, qui se déchaînait brusquement sur ma mère, hurlant , frappant et crachant, le corps pris dans des mouvements d'automate détraqué.

Mais cette sauvagerie est venue beaucoup plus tard; ce furent d'abord des paroles mornes et sombres qu'il prononçait d'une voix ricanante, une grimace barrant son visage. Mon père disait :

- Trime ! Ô le mulet ! Trime ! Il était écrit que ta mère allait un jour donner naissance à un beau mulet qui pataugerait dans la merde pendant toute sa vie, pour encaisser, à la fin de chaque mois, une misérable poignée de pièces de monnaie qui lui bousillera les nerfs et l'enverra vagabonder, sans fin, dans les rues, sillonnant la terre de Dieu, couvert de chiffons pouilleux et fou, traqué par les cris et les cailloux d'une meute de gamins. Ô femme, ce beau mulet qui est en face de toi, c'est ton mari ! C'est l'homme que tu as épousé ! C'est le père de tes enfants ! Tu vois quelle merveilleuse chance tu as eue ! Va ! agenouille-toi et remercie le Seigneur de t'avoir mariée à une créature comme moi ! Mes chéris ! venez par ici admirer votre papa ! Venez se réjouir ! Venez contempler le héros qui régale vos panses d'oignons et de pomme de terre ! Qui vous habille du même torchon pendant des années ! Priez Dieu pour qu'Il allonge sa vie ! Priez mes enfants !...

 Ces paroles nous attristaient et nous figeaient dans un silence écrasant. Elles nous tenaillaient le coeur. Un malaise lourd et épais submergeait la maison. Je sentais que les moqueries de mon père perforaient la chair de ma mère, pénétraient dans son corps, et, comme une multitude de vers salivant du venin, empoisonnaient ses profondeurs, teintant son visage d'un jaune cireux. Mais elle ne disait rien, saignant en silence.

 Jour après jour, ces paroles amères et cyniques avaient pris possession de sa langue. Dès qu'il rentrait, elles ne tardaient pas à s'échapper de sa bouche, et envahissaient la maison, comme un grouillement de vipères. Avant, bien qu'il lui arrivait de se plaindre, de temps à autre, ce n'était pas de cette manière, non, ce n'était pas avec cette voix terrible qui nous angoissait, qui nous glaçait, pleine de mauvais présages, comme les ululements d'un hibou, annonciatrice de malheurs.

Et un jour, il est rentré tard à la maison, puant l'alcool, le ventre rempli de vin. Tâtonnant et titubant, il a enfilé le couloir et s'est enfermé dans les cabinets. Nous l'avons entendu vomir, chaque jet lui arrachant un cri épouvantable. Ma mère en a perdu sa voix. Les yeux fixés sur la porte des toilettes, le visage blême, les bras ballants, immobile, elle évoquait une statue. Une éternité plus tard, la porte s'est ouverte et une odeur nauséabonde nous a enveloppés. Les habits souillés, le visage ravagé, échevelé, puant, mon père s'est dirigé vers la cuisine, s'appuyant au mur pour ne pas s'écrouler. Ma mère l'a suivi, et je l'ai entendue lui dire : « Après avoir failli me rendre folle avec ta langue, tu veux faire de moi la risée de tous les voisins ! Tu veux qu'on m'indique du doigt comme l'épouse de l'ivrogne ! Tu veux salir mes enfants ! Tu veux nous couvrir de honte ! Tu veux ma mort !... » Brusquement, elle a poussé un cri. J'ai couru vers la cuisine. Ma mère se tenait le ventre, le visage défiguré par la douleur, agenouillée. Il l'avait donc frappée. En gémissant, elle s'est arraché ces quelques paroles : « Il m'a lancé un coup de pied, l'ivrogne... Dieu merci, il est saoul... Sinon, il m'aurait éventrée. » Je l'ai aidée à se relever, et je l'ai accompagnée jusqu'à sa chambre. En poussant des plaintes, elle s'est allongée sur le lit, et j'ai tiré sur elle une couverture. Mon frère et mes deux soeurs pleuraient. Cette nuit-là, j'ai senti quelque chose crever en moi et saigner abondamment. Au fil des jours, ma mère s'était résignée aux coups du sort. Que pouvait-elle faire d'autre ? En plus de ses beuveries périodiques, mon père s'était mis à fréquenter des prostituées. Ma mère s'en était rendu compte par deux signes: Les parfums de femmes qui imprégnaient ses habits, et la maladie qui avait failli lui ravager le sexe. Alors, tous les murs de la pudeur se sont effondrés, et sa langue, naguère décente, a été polluée. Encore aujourd'hui, je l'entends crier d'une voix déchirante : « Tu m'as fourré dans le ventre la pourriture que tu ramasses dans les trous infects de tes putains ! Le porc ! Approchez les enfants ! Venez que je vous raconte ce que fait le sanglier qui est votre père !... » Mais un violent coup de poing sur la figure l'empêcha de continuer, et l'envoya rouler sur le sol. Encore une fois, j'ai couru vers ma mère, le coeur lacéré. Le sang giclait de sa bouche et maculait son menton et sa robe. La blessure était profonde et il a fallu l'emmener aux urgences pour lui recoudre la lèvre supérieure. C'était la deuxième fois qu'il la frappait.

 Cette nuit-là, je n'ai pas fermé l'oeil. Dans le silence et l'obscurité, j'ai senti qu'une bête maléfique, gluante et visqueuse, s'était installée définitivement dans notre maison, et qu'elle allait, désormais, s'acharner sur nous sans répit. C'est cette nuit-là qu'une main puissante m'a placé dans l'ornière qui m'a mené au geste fatal.

Quelques jours après, j'ai décidé de quitter le lycée. Ma- mère essaya vainement de m'empêcher d'exécuter mon projet. Je ne pouvais plus continuer à aller m'asseoir sur un banc pendant des heures, pendant que la misère délabrait ma famille. Le vin et les prostituées dévoraient une grande partie des sous que gagnait mon père. Il nous arrivait maintenant de se coucher sans une bouchée de pain dans l'estomac. C'était surtout mon frère et mes soeurs qui me faisaient de la peine. Ils avaient des regards qui me perçaient de part en part. La faim leur tenaillait les intestins. C'est pour cette raison que j'ai abandonné mes études.

 J'ai eu l'idée de vendre des oeufs à la coque, du café, du thé et des cigarettes aux ouvriers des chantiers situés dans les environs de notre maison. J'y étais une demi-heure avant midi, mes marchandises, mes verres et mes deux thermos rangés dans un sac en plastique. Beaucoup parmi mes clients sont devenus mes amis. Ce sont des gens qui travaillent dur et gagnent une misère. C'est là que j'ai appris le sens du mot « injustice ». C'est là que j'ai commencé à saisir les paroles acides et angoissantes que répétait mon père avant qu'il ne plonge dans les eaux répugnantes de la débauche. Je ne comprenais pas pourquoi ces gens, qui n'arrêtaient pas de trimer, touchaient un salaire qui ne leur permettait même pas de subvenir décemment à leurs besoins vitaux. Et c'est souvent avec un quignon de pain, un oeuf, de la limonade et des cigarettes dans l'estomac qu'ils reprenaient le travail. Jamais je n'oublierai ces frères. Ce sont surtout leurs formidables histoires qui me manquent aujourd'hui le plus. Ici, dans cette prison où je purge ma peine, m'envahit parfois le désir de les revoir, et comme ce bonheur m'est interdit, la nostalgie mouille mes yeux et je pleure.

 Mon père continuait de se rouler dans les ruisseaux du vice. Je ne pense pas qu'il s'était rendu compte que j'avais quitté l'école et que je travaillais. Il vivait comme enfermé à double tour dans un monde inaccessible. Il était seul. Mais maintenant, il tabassait fréquemment ma mère. Quand j'intervenais pour la protéger, il se ruait sur moi avec des coups de poings et des coups de pied, me crachant toute sa salive dégoûtante sur le visage.

 Je le laissais déverser sa fureur sur mon corps. Tout ce que je voulais, c'était qu'il ne porte pas sa sale patte sur ma mère. Alertés par les hurlements et le vacarme, des voisins accouraient et frappaient à la porte. On leur ouvrait et le calme revenait. Pour un temps.

Mais un jour, il s'est acharné sur elle. Il m'écartait puis se ruait à nouveau sur elle, la piétinant et lui arrachant ses cheveux. Elle hurlait, et ses hurlements me lacéraient la tête comme des mains monstrueuses armées de couteaux aiguisés. Alors brusquement, j'ai su ce qu'il fallait faire. J'ai d'abord emmené mon frère et mes soeurs dans le salon, puis j'ai fermé la porte en leur ordonnant de ne pas en sortir. Après ça, je suis entré dans la cuisine, j'ai ouvert un tiroir, et je me suis emparé d'un grand couteau qui s'y trouvait, rangé parmi d'autres ustensiles. Ensuite, je me suis dirigé vers la chambre où l'homme battait toujours ma mère. Alors il s'est passé quelque chose à laquelle je ne m'attendais pas. Quand il a vu le coutelas que j'avais à la main, l'homme a cessé de frapper son épouse et s'est retourné vers moi. Jamais je n'oublierai ses yeux. Son regard me pénétra profondément et insuffla à ma main ce qu'elle devait faire. Je ne fus plus qu'un pantin perçant un corps et le vidant du souffle de la vie. Pas un mot, pas un geste ne lui échappèrent.

 Je n'ai rien répondu aux policiers et aux juges qui m'ont interrogé à plusieurs reprises sur mon crime. Ils voulaient à tout prix que je le leur explique mon acte. Eux, ils croyaient encore que les mots étaient capables de tout dire. Moi, après avoir tué mon père, j'avais découvert les limites au-delà desquelles la langue se dessèche et tombe en poussière.