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Après avoir fini
de servir le dîner, l'épouse avait pris place aux côtés de son mari et ses
quatre enfants assis autour de la table. C'est à ce moment que l'homme a été
brusquement saisi par un désir irrépressible de parler.
Il avait senti des mots s'échapper de ses profondeurs et envahir sa gorge, se bousculant, exigeants, impatients, nerveux et fébriles, gonflés de quelque chose d'indéfinissable qui les rendait inquiétants, peut-être même suspects. Mais l'agitation excessive que ces mots montraient, le malaise acide qu'ils avaient secrété dans son corps, avaient à peine attiré son attention. Peut-être parce que c'étaient des mots qui lui étaient familiers, des mots de tous les jours qu'il avait l'habitude d'employer, qu'il n'avait pas accordé de l'importance au trouble qui l'avait traversé ce jour-là, confiant et tranquille. Mais combien parmi nous se posent des questions sur les mots qu'ils utilisent quotidiennement ? Combien interrogent et examinent cette matière qui s'écoule abondamment de nos bouches à longueur de vie ? C'est pourquoi, succombant au désir ardent et invincible qui s'était emparé de sa chair, l'homme s'était mis à parler. Sa voix était grave et émue, ses yeux mouillés. - Posez vos cuillères et écoutez-moi attentivement mes enfants, dit-il. Je sais que la faim vous torture, que vous avez une envie furieuse de manger, mais il faut savoir vous maîtriser quand l'heure de la vérité sonne. Les paroles qui vont sortir maintenant de la bouche de votre père sont d'une importance vitale pour votre avenir. J'en suis persuadé. C'est au moment précis où votre mère s'est assise parmi nous, qu'elles se sont imposées à moi, mystérieuses et troublantes. Elles vous aideront plus tard à supporter avec courage les épreuves et les malheurs qui se dresseront sur votre chemin dans ce monde impitoyable qui vous attend. Car la vie n'est pas une partie de plaisir, mes enfants. Les instants de bonheur sont très rares. Nous n'avons pas été créés par Dieu pour nous amuser. Nous avons été créés pour travailler, pour peiner, pour souffrir. Bien sûr, il existe des gens qui s'amusent tout le temps, mais ce ne sont pas des êtres humains. Après avoir prononcé ces paroles, le père s'était arrêté de parler, interrompu par les vagues successives d'une jouissance que sa chair n'avait jamais ressentie auparavant. C'était une sensation étrange, qui avait fait naître au fond de lui une angoisse brève qui s'était éteinte sans laisser de trace, sans provoquer en lui des questions qui auraient pu changer peut-être le cours des choses. Et comme s'ils avaient attendu que l'homme se taise pour se manifester, les aboiements furieux d'un chien errant avaient pénétré par effraction dans la cuisine, et s'étaient acharnés sur le silence triste et accablant qui s'était installé sur la famille figée autour de la table. Mais le père avait repris la parole, indifférent aux hurlements de la bête, comme si sa volonté était soumise à un cheminement fatidique. - Regardez cette nourriture que votre mère vient de nous servir, mes enfants. L'habitude que vous avez acquise d'avaler mécaniquement le contenu de votre assiette vous empêche de saisir le sens divin des aliments qui sont étalés sur la table. Vos yeux ne voient, dans ces mets, que le plaisir et le soulagement que vos corps ressentiront, lorsque vous les aurez engloutis. Je vous ai souvent observés à table. Vos yeux brillent et une agitation impolie et déraisonnable s'empare de vous. Vous devenez des bouches avides et saliveuses. Vos mâchoires mastiquent en produisant un bruit qui soulève le coeur. Alors, je ne vous reconnais plus. Vos visages se brouillent. Vos traits s'effacent. Vos corps se déforment. Face à cette métamorphose, je me fais violence pour me retenir et ne pas vous frapper. Vos manières me remplissent d'une humiliation poisseuse et gluante. C'est une chose terrible qui vous transforme en bêtes haïssables. Qui enlève à cette nourriture sa valeur, qui la dépouille de sa noble et douloureuse histoire. Oui, mes enfants, ces aliments ont une longue et pénible histoire ! Il y avait eu un autre moment de silence qui avait duré une éternité, écrasant. Pourtant la trotteuse de la montre accrochée au mur n'avait pas encore compté dix secondes, lorsque l'homme s'était remis à parler. En dehors de quelques bruits anodins qui étaient arrivés des autres appartements et de la rue, rien n'était venu déranger le cours des choses dans la cuisine. Le chien qui avait aboyé furieusement peu de temps auparavant ne s'était pas signalé cette fois-ci, comme s'il avait été déçu par l'indifférence ou la surdité du père. Et l'homme avait ajouté : - Avez-vous une idée de ce que je dois subir pour que vous puissiez manger à votre faim ? Pouvez-vous imaginer le travail colossal que je dois fournir pour vous ramener ce morceau de pain ? Non, bien sûr ! C'est pourquoi vous vous précipitez sur la nourriture sans aucune retenue, sans aucun respect ! Et c'est pourquoi, il est de mon devoir de vous arracher à cette confortable et lisse ignorance dans laquelle vous baignez. L'heure de la vérité a sonné : Je vous dis que chaque bouchée que vous allez avaler tout à l'heure m'a coûté des heures et des heures de travail. Le parfum qui se dégage de ce ragoût masque la sueur, la douleur et la fatigue qui ont été à son origine. Car je dois trimer comme un mulet pour vous nourrir. Regardez ces mains calleuses et couvertes de traces de blessures, aux ongles cassés, rudes et insensibles, vous y lirez peut-être le message que je veux vous transmettre. Je trime depuis longtemps. Dans le chantier, en plus de la poussière empoisonnée qui me ravage les poumons, en plus du soleil qui m'ébouillante le corps, en plus du vacarme qui me tenaille la tête, je suis exposé aux pires dangers. Je peux tomber d'un échafaudage et s'écraser sur un sol hérissé de barres de fer, de planches, de briques, de pierres, d'outils, et d'engins. Je peux être écrabouillé par un coffrage qui a été mal réalisé. Je peux marcher sur un clou rouillé. Je peux me casser les reins dans un trou béant et non signalé par des barrières. Je peux recevoir un marteau sur la tête. La mort est partout. Et beaucoup de mes camarades sont aujourd'hui enterrés. Encore une fois, le père s'était arrêté de parler, comme si la force tyrannique qui s'était accaparée de sa langue ce jour-là, lui avait dicté de faire une nouvelle pause. Pendant quelques secondes, pénibles et interminables, la cuisine et ses occupants avaient été murés dans un silence étouffant. Ensuite, des cris de femme envahirent la cuisine. Ils parvenaient de l'appartement du dessus. Clairs comme si la femme était parmi eux. «Vous finirez par me tuer, criait la voix. Les ânes ! Les mulets ! Les chiens ! Visages de malheur !...» - C'est la voisine, avait murmuré la mère. Ses enfants empoisonnent sa vie. Elle en a sept. Des diablotins ! La pauvre n'arrête pas de rincer, de laver, de nettoyer, et de préparer à manger. Sans elle, la maison deviendrait un dépotoir, une écurie. Personne ne lui donne un coup de main. Elle doit hurler pour qu'on se souvienne d'elle. En plus des maladies et des médicaments qui pourrissent son corps. Quand ils sont venus habiter ici, il y a douze ans, elle était débordante de santé, gaie. Aujourd'hui, c'est une loque. Les enfants sont impitoyables. On dirait qu'ils n'ont pas de coeur. Ils ne pensent qu'à eux-mêmes. Personne ne jette un regard clément et apitoyé sur l'esclave qui s'esquinte le corps sur la saleté qui n'en finisse jamais de s'accumuler. Jusqu'au jour où ils trouvent la pauvre femme balançant au bout d'une corde. Ou tout simplement, gisant sur le sol, froide, raide et sans vie... Mais je t'ai interrompu... C'est qu'elle me déchire le coeur, cette malheureuse ! - Je crois que j'ai dit l'essentiel de ce que je voulais dire, avait déclaré le père. D'ailleurs, il est temps pour les enfants de manger pour aller dormir. Il se fait tard. Nous avons devant nous d'innombrables occasions pour revenir au sujet de cette nuit, si Dieu le veut. Maintenant, mangez votre dîner, les enfants. Trois heures après environ, les parents avaient été arrachés au sommeil par des cris et des appels. Ils avaient bondi du lit, le coeur affolé. Ouvrant violemment la porte de leur chambre, dans la lumière qui inondait le couloir, le père avait découvert ses enfants se tordant sur le sol, se tenant le ventre, pleurant, gémissant, vomissant, déféquant, le visage cireux. Terrifié, il était sorti en trombe chercher du secours. Eperdue et horrifiée, la mère s'était mise à courir d'un enfant à l'autre, les serrant dans ses bras, le visage ruisselant de larmes, leur demandant où ils avaient mal, priant Dieu de lui laisser ses trois garçons et sa petite fille. Un quart d'heure plus tard, ils avaient été évacués par une ambulance vers le service des urgences de l'hôpital. Selon les médecins qui s'étaient occupés des enfants, il s'agissait d'une intoxication alimentaire. Ils en avaient informé les parents. «C'est impossible, il ne peut pas s'agir d'une intoxication alimentaire, avait affirmé le père. Nous avons mangé la même nourriture, moi et leur mère, et nous n'avons rien ressenti. Pas la moindre douleur. Et après avoir terminé de dîner, ils sont allés directement se coucher. Ils n'ont rien pris d'autre. Mon épouse est témoin de ce que je dis. Ce n'est pas une intoxication !» Troublés par ces déclarations, après avoir discuté longuement entre eux, les médecins avaient décidé d'appeler la police. Une enquête avait été aussitôt ouverte. Le lendemain matin, deux inspecteurs avaient fouillé l'appartement de fond en comble, et avaient envoyé le reste de la nourriture au laboratoire d'analyse. L'un deux soupçonnait l'homme et sa femme d'avoir voulu empoisonner leurs enfants. «Aujourd'hui, ça arrive souvent chez-nous, tu le sais bien ! dit-il à son collègue qui avait hoché la tête comme pour signifier que la chose était douteuse. Un gosse qui élimine toute sa famille avec une pelle ! Une femme qui étrangle son petit-fils ! Un homme qui poignarde sa fille ! Ce qui était extraordinaire, il y a à peine quelques années, fait partie de notre vie quotidienne, aujourd'hui ! » Mais quelques jours plus tard, les laborantins avaient remis un rapport détaillé affirmant que la nourriture était saine. Par ailleurs, les garçons ayant repris un peu de force, avaient pu répondre aux questions des policiers, et confirmé ainsi les propos des parents. Cependant, la fille n'avait pas pu échapper à la mort. Elle était âgée de huit ans. C'était la cadette de ses trois frères. Les soins intensifs qu'elle avait subis n'avaient pas pu la sauver. Suite à ce décès, le Procureur du Tribunal de la ville avait ordonné une autopsie qui n'avait apporté aucune nouvelle information. C'était étrange. Après l'enterrement de la fille, l'Imam s'était approché du père, et lui posant une main consolatrice sur l'épaule, lui avait dit : «Il était écrit que ta fille devait mourir, et personne n'aurait eu la force de changer son destin. Ne te tourmente pas au sujet de cette mort, ne te pose pas des questions inutiles qui pourraient t'entraîner loin du droit chemin. Les humains se sont habitués à toujours chercher une raison pour supporter les malheurs qui les frappent, mais il arrive parfois qu'ils ne trouvent rien. Ce que ta fille nous rappelle, c'est que le fait qu'elle soit morte d'un mal étrange, que les médecins n'ont pas pu nommer, prouve que Dieu n'a pas besoin de justifier ce qu'Il a décidé. C'est la leçon que nous devons tous retenir, mon frère !» |
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