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Les Arabes : que de temps perdu !

par El Yazid Dib

Il existe d'innombrables crises qui défavorisent en sourdine, parfois en clair, la relation arabo-arabe. L'Egypte en est pratiquement à toutes les sauces de cette mauvaise cuisine.

Dans certaines contrées, il ne subsiste de cette «arabité» qu'un discours creux et vaniteux. Toutes les têtes sont orientées vers l'Occident, quand la langue sur les podiums persiste à vanter l'histoire d'un patrimoine commun. Ces bédouins rendus civilisés par la grâce du baril ont de tout temps occupé les devants de la scène internationale, après avoir crevé celle qui les concerne. Défaites et victoires, échecs et réussites, tels des écussons de col, ont fait dorer ou assombrir le registre de leurs hauts faits. Entre Cordoue et Poitiers, les gloires s'estompent et le dur passage d'une position à une autre les terrasse entre Tsars et Yankees. Les Arabes qui ont conquis des terres et des terres ne sont pas ceux des actuels. Ceux qui ont eu à faire évoluer les sciences, la médecine, les maths, les chiffres et l'astrologie n'avaient pas en tête le pouvoir. Hassan Ettourabi, le Soudanais, aurait dit un jour que «certes les Egyptiens d'antan ont fait les pyramides, mais ceux d'aujourd'hui sont incapables de faire un tronc d'allumette», enfin cette sentence demeure néanmoins valable pour tous. De l'Océan au Golfe. Min el mouhit ilel khalidj.

Les requêtes gémissantes et les quêtes larmoyantes remplacent les conquêtes agissantes et les fêtes conquérantes. En nos jours l'on fait dans l'obséquiosité et l'à-plat-ventrisme. L'Egypte comme le Maroc se sont fait des raisons bien à eux pour amadouer le fort et le puissant, fût-il en marge d'une Ligue arabe désunie ou d'un congres d'El Qods désarticulé. En fait, l'arabe est un verbe qui ne se conjugue qu'au passé simple. Toujours infinitif, quelquefois impératif. Un verbe qui subit l'action. Son être semble seulement paraître. C'est une éloquence et une parole. Les événements séculaires vécus dans le mal et la misère n'ont pas manqué, dès lors, à les rendre unitaires. Ni les Etats-Unis d'Amérique ni les républiques bolcheviques n'ont pu malgré la différence philosophique faire des Arabes tant des alliés éternels sûrs et malvoyants que des ennemis acharnés, opiniâtres et clairvoyants. Position de ni ni: prime.

 Malgré la venue d'un Obama qui portait un espoir dans sa candidature, les Etats-Unis, en maître absolu, observent tumultueusement le nouveau monde qui se crée. Qu'ils veulent en finalité recréer. La notion d'équilibre de force n'est plus de mise puisque de la force, il n'y a qu'une puissance, seule, exclusive et planétaire. La leur. C'est ça l'état du monde à venir. Les nations arabes ne sont pour eux qu'une coalition disloquée et un ensemble ethnique ne parlant pas la même langue... politique. La diversité d'avis, de position et d'égard fait que ces Etats arabes sont là pour renforcer davantage le fossé qui les sépare tout en se rapprochant chacun de sa part vers le bord outre-Atlantique. L'avenir d'un Arabe, semble-t-il se dire, n'est pas chez l'autre Arabe. Il est ailleurs. Aux Amériques, en Turquie ou en Europe.

 Tout dans l'histoire récente indique l'avènement d'une telle prépondérance outre-Atlantique. Déjà l'écrasement de l'Allemagne nazie à la fin du second conflit mondial présageait à travers la participation active de cet allié non des moindres sinon l'allié même, le dessinement optatif de cette idée naissante et pré-apte à diriger le monde. Par défaut immédiat à la satisfaction de ces desiderata, la conférence de Yalta partageait en deux mondes le monde qui naissait. En fait, la guerre ne s'est néanmoins pas arrêtée. Elle ne prit qu'un autre sens sémantique, voire thermo-physique car elle devenait aiguë, glaciale et froide. Elle aurait également eu à prendre un autre mode d'intervention. L'ingérence pour cause de défense des minorités ou des droits de l'homme.

Entre autres situations inédites dans le bouleversement des choses, la fin du deuxième millénaire aurait vu une autre recomposition géostratégique au nom de la démocratie et de ces droits de l'homme, aléatoirement et différemment radotés. Le monde arabe reste nonobstant les mutations inter-civilisationnelles, du moins le sent-il, étranger à la façon dont le monde moderne venait à se construire. Confiné dans ses luttes intestines de pouvoir, il s'enfonce jour après jour dans une optique maladive du vice penchant vers l'autorité sans limite de ses gouvernants. Il ne fait valoir son existence transfrontière que dans la dénonciation (tèn did), l'annonce de solidarité (tadhamoun) ou la proclamation de soutien (moussanada) à une situation quelconque. L'action devient un discours et le discours, une forme diplomatique de l'expression solennelle d'une position politique.

 La grande oeuvre de renaissance n'était-elle pas la résultante de ces préludes de reconquêtes de l'identité d'abord puis de la souveraineté et l'indépendance de l'Etat national ? Le temps des gloires est-il révolu pour ce monde qui a vu naître le monde d'aujourd'hui ? Nul besoin n'est de déserter son ancestralité ou de relâcher obséquieusement un palmarès de triomphes historiques au vu de certaines défaillances de pures conjonctures.

 Infinis. Les défis sont là. Ils viennent se dresser telle une haie infranchissable, face aux différents canevas sociaux et intellectuels qu'implique la nation arabe. Le concept de ralliement et d'allégeance provoque parfois dans une adversité pseudo-fraternelle des remous alternatifs quant aux options d'un pays par rapport à un autre. L'exemple le plus frappant demeure cette crise entre ?la grande soeur' et l'Algérie, pour des besoins très nets de pouvoirs filial. Il aurait fallu une défaite sportive pour pouvoir faire ressortir tout l'arsenal d'insultes et de haines en face d'un peuple vainqueur... dans une partie de foot.

Les couleurs tant annoncées du mythe du panarabisme sont vite ternies par les enjeux de politique locale. Ainsi à l'embouchure philosophique de l'arabité et du socialisme, considéré comme le modèle le plus adapté à l'époque, Michel Aflak gérait le «nationalitarisme arabe» et s'en départit de l'échelle idéologique pour dire que le degré de l'unité arabe doit être plus haut que le socialisme (1). Comme le monde avance, les idées arabes en font de même, et l'on assiste à la disparition, mondialisation aidant, de tout cliché d'intériorité, d'autosatisfaction et de recroquevillement. Avec justement la disparition de cette idéologie socialiste, le fondement théorique du monde arabe était venu à terme. Il ne pouvait aller de l'avant. Tous les pays l'ayant rejeté ont opté pour un modèle plus souple, plus flexible et humain. Que de temps perdus !

 Les conflits internationaux ont, au lieu d'être un lien catalyseur de la communauté d'intérêt, le plus souvent fait office de facteurs de divergence et de division d'intérêt et de frustration d'appartenance. La «tempête du désert» avait rendu désert le sentiment national plus que ne l'était le coeur arabe. L'opération de «justice sans limites» ou après tergiversations «liberté... » a semé dans ces coeurs le désarroi, l'émoi et la versatilité.

 Que faire ? Si pour certains pays la problématique se pose en équations de gains économiques, la résolution logique les force donc à se déterminer dans le camp du fournisseur de l'épi, du pain et du sein. Et si pour d'autres elle se traduit par une opportunité libératrice des maux décennaux, elle ne peut davantage que leur causer une déchirure dans la constance des positions affichées jusque-là. L'on voit bien que même les intérêts ne sont plus déclarés dans le giron de ce monde.

 Il y est beaucoup question de pactiser avec l'autre, ennemi d'hier, qu'avec son voisin, son frère. L'intérêt n'a donc plus de nationalité ni de race. L'essentiel c'est d'être au pouvoir ou s'y maintenir.

 Jamais peut-être le monde arabe n'ait été pris par une alternative plus ardue, complexe et rugueuse que celle que lui présentent les effets de la destruction des tours jumelles de New York. Pour ou contre, avec et contre qui ? Ses hésitations déclaratives et incertitudes positionnelles ne font en définitive qu'accentuer le flottement d'une rive à l'autre d'un seul monde, unipolaire et non binaire.

 La nouvelle dimension que prenait le conflit Orient-Occident n'est pas sans conséquences intrinsèques graves, qui surviennent coïncidement avec la guerre que l'on déclare face au terrorisme international. Mais depuis 1948, tout le front arabe se trouvait uni face à un seul et éternel adversaire. L'Etat sioniste. Qu'en reste-t-il maintenant. Une grande partie de ce front de refus s'est positionnée qui dans la diplomatie, qui dans la normalisation en cours. Cette guerre formait, depuis belle lurette et le monde le savait, la toile de fond du conflit précité. La tonalité et la puissance vocale, dans ce conflit, n'avaient de bonnes baffles que le respect dû non aux fibres arabesques mais plutôt à la voix islamique qui s'en dégageait et que porte majoritairement ce dernier. En fait, la guerre n'existerait que dans l'esprit populaire. Tous les pouvoirs arabes flirtent avec l'Occident, sinon le charment et tentent, à qui mieux mieux, d'en faire un excellent amant.

Le sentiment d'appréhension devant ce que l'on juge dangereux et aventuriste, comme déclaration ou position à l'égard des appétences américaines, que des attentes des populations arabo-musulmanes, enfante inquiétude et effroi par rapport à une morale religieuse, qui fait de l'abstention belliqueuse une obligation légale et de l'assistance aux méprisés un devoir pur, sacré et consacré. Ceci n'est toujours valable que dans le conscient des populations uniquement. La crainte se le départage à la morale. La surenchère l'emporte sur la mesure.

 D'une affaire qui pourrait, si elle était bien circonscrite et valablement définie, faire l'unanimité, on en fait une inimitié par lapsus quand il s'agit de «croisades» ou d'extrapolation lorsqu'il s'agit de «supériorité de la civilisation occidentale sur celle de l'islam» le rubicon est-il franchi ? La conscience de la nation au sens de la «ouma» ne se sent-elle pas légitimement sujette à des tentatives d'intimidation, de transgression et de violation spirituelle ? Qu'à cela ne tienne, les Arabes désunis par le moindre et futile accroc, le seront-ils encore par ce qui se passe dans ce monde dont la géographie et le relief risquent des désordres énormes autant que risque le climat, à la menace de l'arme biochimique, l'explosion de toutes les couches d'ozone et d'azote ?

 Cette désunion qui semble n'affecter en rien l'existence commune et connexe d'une culture unilinguiste et uniforme, s'érige en prétexte de polémique à même de gêner toute vie rapprochée et harmonieuse, ce qui représente un grand et important avantage pour les autres nations, notamment l'Amérique du Nord et son corollaire sioniste installé au coeur de cette nation moribonde et mourante. Celle-ci voyait il y a quelques années en «l'union des peuples arabes» le «meilleur moyen d'endiguer la vague communiste» (2). Comme la défaite de 1948, appelée par les vaincus la «nakba», «confirme l'effet du retard considérable des Arabes», «le manque de coordination des Etats engagés et le jeu des grandes puissances ont eu un rôle décisif» (3).

L'entité arabe soucieuse de rattraper le retard suppute, compte et pèse les pour et les contre, tente de voir le mieux de ses intérêts dans l'affichage de ses desseins et fait dans la projection parallèle «au jeu des grandes puissances» un investissement rentable et efficace, d'ailleurs comme cette paix, juste et durable.

 Au demeurant, seule la question palestinienne reste à même de souder les liens trop fragiles qui persistent à maintenir en vie le souffle de la nation arabe. Sinon tout est fait pour les opposer les uns aux autres. Encore que certains dirigeants, voire tous prennent la Palestine comme un principe immuable dans le noyau axial de leur diplomatie servant beaucoup plus leur cause nationale que celle du peuple palestinien. A qu'à voir l'embargo sur Gaza. La haute compromission égyptienne.



(1) «Ma'âraket el maçir el wahad», 2e édition, Beyrouth 1959.

(2) «La pensée politique arabe contemporaine» par Anouar Abdelmalek, Editions du Seuil 1970.

(3) «Les Arabes», Encyclopédie du monde actuel. Le livre de Poche 1975.