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Tu seras civilisé, mon fils

par Abed Charef

La machine à alimenter la haine est en marche. Même ceux qui ont allumé la mèche sont des gens bien élevés.

Samuel Huntington a laissé un héritage bien encombrant. Le théoricien du « Choc des civilisations » avait, certes, affirmé, à la fin de sa vie, vouloir prendre un peu de distance avec la théorie controversée qui avait fait sa renommée, mais ses héritiers ne veulent pas en démordre. Ils s'accrochent à la théorie du maître, en font le moteur de leur pensée et de leur politique, et veulent l'imposer comme matrice dominante, sinon exclusive, dans les relations internationales. Pour eux, cette nouvelle guerre est destinée à remplacer aussi bien la lutte des classes que la lutte du bien contre le mal. Elle a même pour ambition d'abolir le clivage entre riches et pauvres d'un même pays, tout comme elle sert d'argumentaire pour nier le clivage entre pays pauvres et pays riches !

Cette théorie suppose l'existence d'une fracture qui va s'élargir dans les prochaines décennies. Une fracture qui imposera de nouvelles frontières, celles qui séparent des grands espaces civilisationnels, dans lesquels la religion occupe une place centrale. L'enjeu des grandes batailles de demain serait donc de préserver la suprématie d'une civilisation, celle dite occidentale, contre les attaques incessantes des autres cultures.

 Une fois lancée, cette théorie a progressivement échappé à son auteur, pour connaître une curieuse évolution. On parle désormais de moins en moins de civilisations qui s'affrontent, pour n'en retenir que deux. Il y aurait, d'un côté, une civilisation occidentale, qui aspire à l'universalité, et dont les valeurs sont susceptibles d'assurer l'harmonie et la paix dans le monde. De l'autre côté, une civilisation menaçante poserait problème, car elle prônerait des valeurs incompatibles avec ce à quoi tend l'humanité : il s'agit évidemment de la civilisation musulmane.

 Certains faits, bien réels, comme le nombre de conflits existant dans la sphère musulmane, la violence d'inspiration religieuse, sont mis en avant pour affirmer qu'en fin de compte, Chinois, Hindous, Latino-américains et autres Japonais peuvent parfaitement s'imprégner de la civilisation occidentale, alors que l'Islam reste fondamentalement incompatible aux idées de liberté et de laïcité prônées par cette civilisation ultime.

 Nombre d'intellectuels et d'hommes politiques se sont consacrés à montrer les failles de cette thèse. Leurs arguments sont très variés. Ils vont de la responsabilité des Occidentaux dans l'émergence de l'islamisme politique, à la persistance d'injustices historiques qui favorisent le radicalisme dans le monde musulman, en passant par le soutien des pays dits civilisés aux régimes autoritaires, et les lacunes de la civilisation occidentale elle-même, qui a provoqué deux guerres mondiales, assumé le crime colonial et fermé les yeux sur le crime anti-palestinien qui dure depuis plus d'un demi-siècle.

 Mais les tenants du choc des civilisations ne désarment pas. Certes, dans leur discours officiel, ils jurent qu'ils n'ont aucune hostilité envers l'Islam, encore moins envers les musulmans. Ils s'affirment même partisans résolus du dialogue des religions et des cultures. Mais, dans les faits, ils ont mis en place un mécanisme qui alimente le monstre. Des déclarations, des initiatives politiques, des écrits : tout est bon pour susciter, à intervalles réguliers, des réactions violentes de la part de courants radicaux, ces réactions servant à leur tour à conforter l'idée que ces musulmans sont décidément inaccessibles aux grandes valeurs qui feront l'humanité de demain. Le tout étant mené sous des apparences bienveillantes. Ainsi, en France, et à l'exception d'une extrême droite raciste, aucun dirigeant politique ne s'est attaqué à l'Islam. Mais le pouvoir en place a lancé un « débat » sur l'identité nationale dont la victime première est l'Islam.

 D'une manière ou d'une autre, le parti majoritaire, celui du Nicolas Sarkozy, a pris le risque de s'engager dans une aventure qui pénalise et accuse les musulmans et leur religion. Cela ne peut que radicaliser les Français d'origine musulmane, et les convaincre qu'il y a bien un fossé entre eux et les autres. En Suisse, un pays qui n'a pas d'histoire particulière avec les musulmans, une droite imbécile a organisé un vote sur les minarets. On voudrait créer un problème qui n'existait pas qu'on ne s'y prendrait pas autrement.

 Tony Blair, l'ancien chef du gouvernement britannique, a de son côté fait preuve d'un rare cynisme en parlant de la guerre contre l'Irak. Reconnaissant implicitement avoir menti à propos des armes de destruction massive que l'Irak aurait possédées, il a affirmé que l'invasion de l'Irak s'imposait, avec ou sans ces armes. Il a précisé que seul l'argumentaire pour justifier l'agression aurait changé.

 Les propos de l'ancien Premier ministre britannique sont limpides : les tenants de la « civilisation occidentale » ont toujours raison, et leurs choix se justifient toujours, y compris contre la légalité internationale, du moment que la victime est un pays musulman. Il suffit juste de convaincre l'opinion occidentale. Celle des pays musulmans ne compte pas.

 Cette thèse risque d'être reprise contre l'Iran. Et si les Iraniens répliquent à une agression par les moyens dont ils disposent, ils confirmeront qu'ils sont des terroristes, et conforteront encore la thèse du choc des civilisations. Comme hier le colonisé, qui se révoltait, justifiait la répression exercée contre lui par le colonisateur, en montrant qu'il était incapable d'assimiler la civilisation occidentale apportée par Bugeaud, Pélissier et Massu, et soutenue par de grands hommes, comme Victor Hugo et Lafayette.