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« ...Tu sais, les
peuples musulmans font partie aujourd' hui, presque tous, de ces peuples qui
ont encore besoin d'avoir un commencement dans le temps, une Histoire sacrée
des origines et des fins. C'est un besoin féroce de se raconter le monde au
lieu de le changer. De le narrer au lieu de le faire parler. De se situer par
rapport à un accouchement collectif pour éviter le vertige de l'insignifiance
et l'angoisse du calendrier. Une attitude qui devient singulière de nos temps,
aujourd'hui : même les tribus plus enclavées dédaignent aujourd'hui de
s'attarder longuement sur leur histoire collective : ils savent qu'ils ne sont
plus le centre du monde, le peuple unique, la seule survivance des «anciens
temps». Car, comme pour les veillées autour des feux anciens, dans les jungles
mortes, il y a des règles et des lois du genre : pour continuer à croire à ses
propres mythes, il faut des conditions et presque une acoustique, un choeur,
des instruments. Par exemple. Etre seul et isolé dans l'Univers (une chose
possible avant l'invention du satellite et du GPS), en être le centre (une
chose possible avant Christophe Colomb et la géographie moderne), être le
rescapé d'un cataclysme ou le dépositaire d'une vérité absolue (une chose
possible avant les lignes maritimes, Facebook ou les guerres modernes), savoir
ce qu'est le cosmos selon ses ancêtres et pas selon les télescopes et le Big
bang, d'où il vient et pourquoi les choses et les êtres sont, et sont ainsi ;
être enfermé dans un espace clos (qu'il soit un espace du temps ou un espace de
la géographie), n'avoir jamais croisé personne d'autre que les siens, ni une
autre tribu, ni un autre peuple... etc. Etre, en somme, dans le temps
inaugural, sans cesse, coïncidant avec l'immobilité première, avec les premiers
instants sans cesse rejoués et tournant en boucle dans la célébration, la
nostalgie et le rêve du retour vers l'âge d'or. C'est presque notre portrait
anthropologique à nous les musulmans.
Je vais même être
plus sévère: les derniers peuples, aujourd'hui, sur l'échelle des maîtrises,
des techniques et des évolutions, sont paradoxalement les peuples «Premiers».
Les peuples qui «illustrent» un temps mais ne peuvent pas en sortir. Les gens
qui conservent un récit qui les immobilise dans une pose fatale et les oblige à
la récitation et pas à l'entreprise. Et c'est ça la maladie des origines : on
ne peut pas être présent au monde et sans cesse le raconter. On ne peut pas le
vaincre si on le subit. On ne peut pas le maîtriser si on s'en défend. Et c'est
encore pire lorsqu'on confond ses origines avec celle de gens qui ne sont pas
soi-même: vois ! Nous en sommes encore à creuser des mythes mésopotamiens pour
réfléchir sur notre condition en oubliant que nos mythes sont ceux de notre
terre, ici, chez nous, au «Maghreb» et pas entre l'Euphrate et le Tigre, le
Hidjaz et le Cham, le Nil et l'Indus. Tu sais, le rêve d'une machine à remonter
le temps m'a toujours fait rire ! Et pour cause : c'est le seul acte humain qui
n'a pas besoin de machine : on remonte le temps quand on ne le laisse pas
passer par ses mains et sa tête. Les machines sont pour ceux qui veulent aller
plu vite que le temps et pas pour ceux qui veulent le remonter...».