Quand on découvre pour la première fois la majestueuse vallée de
Tameloukt, on éprouve vite la sensation que le temps devait s'être estompé
durant de longues années pour que la nature, les choses et les êtres, aient pu
conserver cette remarquable touche du passé.
Située au pied d'une petite colline entourée par les montagnes de Babor,
à mi-chemin entre la wilaya de Sétif et celle de Jijel, exactement au
croisement des massifs de Babor et de Tabor, auxquels des arbustes variés
impriment l'aspect d'une tête de nègre, Tameloukt ressemble à première vue plus
à un nid de rapaces qu'à une agglomération humaine. Elle est quasiment
imprenable pour qui veut l'attendre depuis le vallon. Cette curiosité
géologique, nous révèlent des vieux de la région, avait déterminé les ancêtres
en butte à l'ennemi colonial, à s'y installer malgré les grands froids de
l'hiver, les intempéries innombrables et l'éloignement que constitue la
distance qui les séparait des champs de culture et des puits. On y trouve dans
la montagne de Babor, des serpents, des lézards, des myriapodes, des chacals,
des sangliers et bien d'autres bêtes comme le lièvre, l'écureuil gris, les
charognards et les rapaces royaux. Mais, Babor n'est pas que cela. Son parc
naturel étendu sur 1.700 ha constitue le biotype de nombreuses espèces
endémiques, c'est-à-dire qu'on ne trouve nulle part dans le monde, les deux
espèces endémiques qui le rende le plus célèbre sont le sapin de Numidie au
port très particulier, et la sitelle, un oiseau qui n'a été découvert qu'en
1975. On y trouve aussi de magnifiques cédraies et des singes magots. C'est
depuis ses sommets, c'est-à-dire de là-haut qu'on peut le mieux admirer la
vallée de Tameloukt, tapie entres les masses rocheuses dans son habit badigeon
ocre et blanc; c'est de là-haut que ce qui est en bas se précise et qu'on
prouve l'envie de communiquer avec le cosmos, car tout est à l'échelle cosmique
en ces lieux où la géologie et la métaphysique se mêlent en de multiples images
qui vous laissent en mémoire une marque indélébile comme le sceau magique de la
sérénité blanchie par des souffles purs de la genèse. Cette vision haute
s'efface à mesure que l'on redescend au coeur du village de Tameloukt. On est
alors aspiré par des couleurs et les rythmes de la lumière, les devantures des
maisons offrent ici un cachet comparable à celui qu'on trouve dans les villages
montagneux berbères. Car le style de vie des gens de Tameloukt exprime ici
l'image de la culture berbère. Cette culture imprègne tous les objets, dont les
poteries. C'est en descendant que les volumes recouvrent leur dimension
véritable, leur nature, d'étrange qu'ils vous paraissent à première vue. Les
habitants de Tameloukt se sentent toujours, malgré l'apaisement de la situation
sécuritaire, abandonnés, ils gardent des souvenirs agréables ou amers. On
raconte ici que des hordes terroristes essaimèrent dans la vallée et conquirent
les terres des D'chours n'ayant pas des moyens de défense. D'où qu'ils
passaient, le désordre et la désolation se substituèrent au travail et au
bien-être. Le meurtre et le pillage allaient bon train. Dès que vous débarquez
à Tameloukt, la nouvelle de votre arrivée se répand de bouche à oreille, on
accourt de partout pour vous congratuler, vous voir, on se dispute âprement
l'honneur de vous avoir à diner, vous passez d'une terrasse à une autre, vous
mangez un peu chez l'un un peu chez l'autre pour ne froisser personne car,
cette hospitalité ne se refuse pas. Dans cette vallée imprenable par tous les
lacets escarpés surplombant le chaos des roches et des torrents, sur ces terres
où des dechrates entières sont désertées par les siens et laissées à l'abandon.
Les gens d'ici racontent que Sidi Moussa possède des pouvoirs que nul autre
saint ne pouvait posséder. Qu'avec lui on assistait à l'accomplissement de
choses incroyables, à des faits étranges. Situé dans l'enceinte d'une Zaouia blanche
surmontée d'un dôme unique et à l'écart des agglomérations, le tombeau du saint
se signale par une maçonnerie cubique très simple. Ce bâtiment est entouré
d'oliveraies d'où pointent quelques palmiers centenaires, l'eau n'y manque
jamais. Les anciens y ont édifié, le pèlerin peut passer la nuit à côté de la
tombe du saint. On y trouve également à manger et boire. Ce lieu ne sert pas
seulement de relais, on vient souvent de loin pour y sacrifier des bêtes afin
que le saint intercède en faveur du sacrificateur ou un membre de sa famille.
Les femmes surtout peuplent cet endroit, celles dont les époux sont partis
depuis longtemps sans donner de nouvelles et s'y rendent avec l'espoir de
revoir leurs conjoints. On affirme ici que le saint Sidi Moussa aide les femmes
délaissées à conquérir le coeur du mari volage. Les serviteurs de la zaouia
donnent lieu chaque année à une manifestation grandiose appelée « Anmougar »,
ce qui signifie rencontre en berbère. Ce rassemblement dure plusieurs jours,
pour y participer les gens n'hésitent pas à marcher plusieurs kilomètres à
pied. Cette fête à la fois religieuse et commerciale attire toute sorte de
marchands venant des 4 coins du pays. Des dizaines de tentes se dressent sur
une aire aérée et rocailleuse. Près du tombeau du saint, un vieil arganier au
pied duquel s'asseyent des jeunes filles en quête d'un prétendant. On appelle
cet arbre «Targant n'timigrawin» ou l'arganier des mariages, les adolescents
viennent séduire là celle qu'ils désirent épouser sous l'égide du saint. Cette
coutume matrimoniale résiste jusqu'à nos jours aux changements des moeurs. Les
enfants jouent au seuil de la mosquée, le crane rasé mais une petite tresse de
cheveux pend de leur occiput. Pour les habitants leur léthargie actuelle n'est
qu'un cycle défavorable et c'est pourquoi ils ne veulent rien perdre.