«Cher Rabah. Au
diable les réserves et les vouvoiements introduits par la langue des autres. Au
diable la distance qui nous a toujours séparés et qui n'a servi qu'à nous
éloigner les uns des autres sans participer à la création de véritables
catégories sociales, ni de hiérarchie bureaucratique au sens le plus créatif.
Je pars pourtant pour Khartoum entraîné par un sentiment que je refuse de
comprendre parce qu'il me fait mal et je te sens aujourd'hui plus près de la
victoire du peuple, que de celle de ses gouvernants. Je ne sais pas si ma
lettre te parviendra, avant ou après la partie, ni si ce simple match de
football nous qualifiera pour la Coupe du monde. Mais je vais à Khartoum, car
ne pouvant supporter les commentaires froids de la télévision nationale qui
nous nargue et de son J.T. à l'eau de rose. Ne pouvant supporter la froideur de
nos gouvernants devant l'agression de mes frères, ni leur réponse par une
réduction sur les billets d'avion ou encore par l'annulation du visa d'entrée
au Soudan. Je veux être à Khartoum ce mercredi-là, pour te voir mâcher ton
chewing-gum ou retourner ta chique entre tes lèvres, sans que tu puisses me
voir, noyé dans la masse des neuf mille. Je veux sentir la sueur de nos joueurs
de plus près, moi qui ai sué des années durant pour trouver un travail digne de
ce nom, vainement. Je continuerai volontiers à garder les voitures dans les
rues de Khartoum. J'exporterai ce métier qui m'a fait vivre jusque-là et que
les Soudanais ne connaissent pas. Je veux aller en guerre plutôt que de
balancer mon corps fatigué d'attente dans la mer, sans aucun espoir. Je veux
que tu gagnes et même si tu ne le pourras pas j'aurais tout de même gagné
quelques jours d'espérance. J'aurais gagné un drapeau exhumé pour une autopsie
réelle que des clients, indélicats d'un désordre voulu, ont enterré avant que
d'être. A sa naissance. J'irai manger et dormir chez une famille soudanaise que
je ne connais pas encore et dont je suis sûre qu'elle se sent plus proche de
mon africanité que de l'arabité égyptienne de nos ministres, pendant que tu
continueras de croire en moi, puisque tu es le seul à me croire, à mesurer mes
douleurs et ma souffrance d'être moi. Je ne veux pas me plaindre de quoi que ce
soit car ce qui m'arrive n'est que ce que je mérite. J'ai tout accepté, tous
les échecs, tous les mépris, sans rien dire, sans dénoncer, mais ces images
maléfiques renvoyées par un feuilleton égyptien ont traversé le tube cathodique
comme un rappel à l'ordre, comme si elles m'étaient destinées, moi qui doute
maintenant d'une fraternité fratricide. Je te demande seulement de te retourner
une ou deux fois pour me voir, habillé de vert et de blanc brandissant ma veste
rouge-sang, un chapeau de cow-boy sur la tête. Tu vois ce garçon aussi beau que
l'Indépendance ? C'est moi. C'est moi qui crie plus que tous les autres « IAL
KHADRA OUENMOUT AALIK » parce que j'ai plus rien d'autre pour qui mourir. On ne
m'a laissé aucun repère sérieux depuis que je suis né. A Alger, nous avons tous
scandé « Bouteflika » en tapant des mains et il a compris. Il a compris qu'il
ne suffit pas de nous l'interdire pour que la rue ne soit pas pleine. Et que si
l'espoir ne vient pas d'en haut il peut, comme c'est souvent le cas, venir d'en
bas. Il a compris que nous irons à pied dans ce pays que nous connaissons très
peu et qui nous a ouvert ses portes et ses frontières contrairement à celui que
nous connaissons un peu trop et qui nous guide par le bout du nez, pour nous
plonger dans les oubliettes de ses pyramides. Je n'aime pas les pyramides
Rabah, je ne les aime pas. Elles sont trop pointues vers le haut et le nez
cassé du Sphinx ne m'inspire pas du tout. Nous n'aimons pas les nez cassés.
Pourquoi ? Je ne sais pas, un simple sentiment inexplicable comme celui qui
m'attire vers Khartoum. Oui j'ai vu Ould Abbès chanter sur la pelouse du Cairo
Stadium et tu étais à côté, enfin pas trop loin. C'est plutôt lui qui
paraissait à côté de toi. La télé ? Oui bien sûr, il adore la télé. A notre
retour et quel que soit le résultat, j'aurai peut-être l'occasion de te voir
dans un café. Je garderai ta voiture pendant que tu siroteras ta boisson
préférée et j'attendrai. Je refuserai ta pièce de monnaie parce que tu le
mérites. Et nous parlerons du match, et de tout ce qui t'est arrivé. Je te
poserai une seule question : où étais-tu tout ce temps-là ? Et nous reprendrons
place au café pour en parler. Tu vois, Saadane, ma lettre n'est qu'un cri du
coeur et j'en profite puisque j'en ai encore. Comme toi. Saadane, tu es à nous
».