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Le congélateur

par Si Mohamed Baghdadi

Regretter le passé, c’est courir après le vent (proverbe chinois). J’ai été invité par un jeune universitaire tlemcénien - ancien «citoyen» de la Commune éducative, ouverte en 1973 au CREPS de Séraïdi, après le Camp El Amel, d’Aïn el-Turk (1971) - à participer au premier séminaire international organisé par l’association El Habbakya et l’Université de Tlemcen, sur le thème du «développement du sport scolaire et universitaire en Algérie».
En m’adressant son invitation mon jeune ami, s’était interrogé : «Je ne comprends pas comment des hommes comme vous ont été mis au congélateur !». Je m’en étais tenu, alors, à ce qu’avait, tout à la fois, d’ingénu et de flatteur cette appréciation plus inspirée, sans nul doute, par la beauté des souvenirs de jeunesse que par la valeur réelle des hommes. Parce que les cadres «congelés» étaient légion en notre pays, si dispendieux de son «pétrole gris». Celui des synapses, s’arrachant à prix d’or sur le marché du travail complexe dont profitent les Sarkozy et consorts, adeptes de «l’émigration choisie». Une autre forme de traite des «nègres», de négritude et de servitude : la traite des cerveaux !
A Tlemcen
J’ai vécu à Tlemcen, deux jours qui auraient pu constituer un intermède plus ou moins agréable, n’eût été la prise de conscience que cela me révélerait bien des choses ; sur moi et les autres, plus que je ne le croyais de prime abord. «Dans cette enceinte «universitaire» je vais vous donner l’impression d’être le vilain canard de la couvée rassemblée par l’association organisatrice de ce séminaire.».
 Tels furent les mots par lesquels j’introduisis mon exposé sur la «commune éducative»; une institution éducative fractale voulue comme le concentré de toutes les pulsions et orientations généreuses qui agitaient les jeunes cadres de l’époque, au sortir de la guerre de libération nationale.
Je proposais de me livrer à une triple interrogation.
l Qu’est-ce que la commune éducative et pourquoi fut-elle possible au début des années soixante dix ?
l Comment et pourquoi a-t-elle progressivement disparu du paysage éducatif du pays ?
l Et enfin, dernière et fatale question, celle de l’espoir inconsidéré, tout aussi démesuré que vain probablement, au regard des réalités du jour : la Commune éducative peut-elle renaître ?
 Cheminement logique, parcours tout aussi classique que l’organisation de ce séminaire scientifique ayant la particularité, à mes yeux, de considérer comme scientifique, l’intervention de personnes chargées de livrer un témoignage, d’interpeller publiquement leur expérience passée et leur mémoire.
 Combien même ils se seraient appliqués à donner à la convocation des forces, visages et ombres du passé, une tournure ayant à voir, peu ou prou, avec la démonstration scientifique.
Le jour de l’ouverture du séminaire, je m’étais réveillé tôt
Je suis allé musarder aux alentours de l’hôtel, dans la fraicheur du soleil qui se levait sur une ville qui montait à l’assaut des monts qui l’enserraient. Un petit café bien de chez nous, à côté du marchand de journaux. J’achetais un exemplaire d’El Watan du vendredi qui traitait, ce jour là, des manifestations de Diar Echems. Au fur et à mesure que je lisais, je sentais une colère sourde monter en moi, des cris de révolte difficilement contenus, les frémissements et les tumultes de l’ombre et du soleil. Je me suis alors surpris à faire le rapprochement entre ce dont j’allais parler et ce que je lisais. Cette «commune éducative» qui passait les frontières du monde du sport pour parler de la citoyenneté et de la démocratie au coeur de la Cité.      La commune éducative creuset de l’éducation citoyenne et instrument de l’apprentissage démocratique, à élever et à pratiquer au sein du quartier et de l’école.
Le Maghreb des peuples commence par la jeunesse
Puis, évoquer l’épopée des Camps El Amel, fertile et riche préparation à nos quatre participations aux Jeux Universitaires et Scolaires Maghrébins, celle de Casablanca, en 1971, au Creps d’Ain El Turk, ayant vu la participation du regretté Abderrahmane Aziz, compositeur de l’hymne à la jeunesse «âahidi» que tous les participants ont appris et chanté à Casa ; et de Abderazak Zouaoui, fastueux reporter sportif à l’emphatique faconde et de la création de l’Atelier total, pont jeté entre le secteur de la jeunesse et celui des sports, au sein du MJS. De Lamdjani Driss devenu l’espace d’un camp un journaliste infatigable.
 Comme quoi l’art et l’intelligence font bon ménage avec le sport pour inventer un temps qui soit le nôtre dans le fil nourricier des jeux Coubertiniens.
 JUSM créés par le Conseil Supérieur des Sports Maghrébins - disparu depuis 1975 -pour servir l’émergence d’un Maghreb des Peuples, devant résister, selon les belles formules de l’époque, au passage des hommes. Désormais nous connaissons la valeur de cette triste rengaine consacrée à la durabilité des institutions, dépassant à peine l’aurore recommencée des murs du Méchouar de Tlemcen.
La commune éducative école, de citoyenneté, de démocratie et creuset du développement sportif
La commune éducative, née avec les premières APC, pont jeté entre l’école et la famille, l’école et le quartier, le sport scolaire et le sport civil. L’école et la société de manière plus générale faisant de l’éducation citoyenne le coeur nodal de la vie de la Cité, une cité d’autant plus forte, active et créative que les femmes et les hommes qui y vivent sont appelés à participer, en toute démocratie, à la réalisation de projets et de réformes qu’eux-mêmes auraient suscités, proposés et nourris de leurs adhésion, de leur conviction en un élan solidaire. Rêve d’il y a trente ans brisé sur les réalités d’un impitoyable système, expert en formatage des esprits et en castration des énergies et des volontés.
 Je ne m’étais pas rendu compte qu’au fond de moi était en train de se faire un travail de révélation et d’élucidation. Et lorsque je me suis mis à parler, tout ce travail invisible qui s’était opéré en moi, était remonté à la surface. J’ai lu à la dérobée un passage du texte convenu, controuvé et policé à souhait que j’avais préparé pour la circonstance, pour me rendre très vite compte que ce n’était pas de cette manière que j’allais restituer le coeur vivant de cette expérience sortie des limbes où elle avait été plongée, rendre hommage aux femmes et aux hommes qui y avaient cru et s’y étaient investis comme des adolescents, à corps perdu ; et dans le même temps rendre justice aux jeunes, aux femmes et aux hommes de Diar Echems. Je parlais de la commune éducative en parlant de la souffrance et des attentes, mille et une fois déçues, des habitants de Diar Echems, cité construite, il ya un demi siècle, du temps de De Gaulle, de son Plan de Constantine et de sa ligne Challe.
Tant de rêves avortés
La commune éducative, rêve éclaté, était presque devenue, sans que je le veuille en toute conscience, le prétexte pour parler des réalités d’aujourd’hui, laissant l’auditoire mesurer qu’au lendemain de l’indépendance , il avait été possible de lancer un phénoménal chantier de l’Homme, qui n’était que la suite logique d’une Révolution qui fit vibrer le monde et céder la puissance colonisatrice.      Et que, progressivement, le peuple avait été dépossédé de cet immense rêve d’une République Démocratique et Populaire, juste et fraternelle que l’Appel de Novembre lui avait promis. Rêves avortés, rêves fracassés, promesses non tenues, comme cet article 11 de notre Constitution qui, pompeusement proclame, que «l’Etat est au service du Peuple», alors que les manifestations de Diar Echems éructent le contraire. Et, tout en parlant de la commune éducative, je parlais des attentes déçues, des colères rentrées, maitrisées ou déchaînées par la hogra rampante, puis ouvertement déclarée. Certains ont construit - comme hier Malek Benabi parlait de «colonisabilité» - le concept de «hograbilité». L’une et l’autre sont des situations d’attente nourrissant des révoltes à venir. Jusqu’aux explosions populaires des années 80, d’octobre 88, d’avril 2001 et des émeutes sporadiques qui ont abouti à Diar Echems. A toutes celles annoncées par sociologues et politologues avertis.
La parabole du canard et du congélateur
J’ai indiqué plus haut que, m’étant rendu compte du travail qui s’était secrètement accompli en moi, j’avais pris la précaution oratoire de déclarer que dans cette assemblée j’allais jouer le rôle du «vilain canard». Je ne sais par quelle alchimie, les intervenants qui m’ont suivi jouèrent sur le registre du «canard», qui devint, dans la bouche de l’un, «canard naïf», des autres, «canard sauvage» ou «canard déchaîné». Les variations firent florès, en coulisse, et les «canards boiteux» ne manquèrent de faire leur apparition, tout autant que les vocables de congélateur et de congélation. Aussi surprenant que cela puisse paraître les vilains canards, boiteux ou déchainés ne naissent que sous l’effet d’injustes congélations. La «congélation» étant devenue, en notre pays, un mode de gouvernance tout aussi usité que les mises au placard sous d’autres cieux. Au point de déconsidérer, de diminuer et d’avilir les hommes ainsi mis à l’ombre qui ne trouvent d’autres alternative ou d’autre recours à ce supplice des temps modernes que le suicide. Tout «congelé» se sent ainsi irrémédiablement condamné à l’inutilité sociale, alors que depuis la nuit des temps, et bien même avant Aristote ou Socrate, l’on sait que l’homme est un animal social par excellence, même si, au fil de l’histoire, «l’homme», apparut comme «un loup pour l’homme». «Homo homini lupus» avait dit Plaute, repris, bien plus tard, par Bacon et Hobbes. C’est ce que nos jeunes doivent ressentir face à cette inutilité, à cette exclusion sociale, qui les pousse à soutenir inutilement les murs de leur prison réelle ou virtuelle, en attendant qu’un maquis, une «harga» ou une très forte dose de drogue, ne mette fin à leur calvaire, donnant ainsi plus de sens à leur vie sur cette terre. Le lendemain matin, Aziz Dérouaz, présent à ce séminaire, utilisa également, la parabole du «congélateur» ; moins pour dire les vérités incontournables enseignées par son expérience de Ministre de la République que pour faire prendre conscience du gâchis de compétences que se permettaient les gouvernants de notre pays, en multipliant congélations et autres traversées du désert, aussi injustes les unes que les autres, lorsque c’est surtout le pays qui en fait les véritables frais.
Oued Djer, la harga et l’altermondialisme
Je ne manquais pas d’évoquer la gestion, hors normes démocratiques, exigées dans une République Démocratique et Populaire, où le peuple n’a plus la parole que pour glisser son bulletin de vote dans l’urne miraculeuse ayant le pouvoir de transformer les «non» en «oui». De transformer l’or de la vérité populaire en plomb, de la chape qui continue à enserrer les facultés et capacités créatrices de toute une jeunesse «flamboyante et harr’ga» envers et contre tout. Parce que la harga ce n’est pas seulement «l’incendie» des frontières, mais essentiellement la transgression des barrières et des interdits. Et, au lieu d’écouter, de prêter une oreille attentive à ces cris, ils sont nombreux à vouloir les étouffer. Ils furent nombreux à nier le phénomène en faisant appel aux valeurs et aux vertus d’un autre âge, à détourner le regard, et à citer des exemples venus d’ailleurs. Puis à légiférer pour justifier d’injustifiables répressions. Je n’ai pas oublié de parler des jeunes de Oued Djer et d’ailleurs. De rendre hommage à leurs brèves expériences, riches en enseignements qui auraient pu servir et inspirer bien d’autres chantiers, si, ces jeunes avaient trouvé autre chose qu’un sabotage bureaucratiquement organisé pour les abattre et les décourager à jamais, alors qu’ils attendaient de logiques stimulants. Ils pensaient qu’ils travaillaient pour leur peuple, pour leur commune et pour leur République. Ils avaient certitude et conscience de s’inscrire dans la Nouvelle Politique de la Jeunesse voulue par le Président de leur République et ne comprenaient que tant d’embuches surgissent sur leur chemin. Je n’ai pas manqué d’évoquer les tâtonnements de l’altermondialisme engagé sur la voie d’un «autre monde possible». Car tous les rêves avortés, fracassés sont, malgré tout, l’irrépressible expression d’une volonté de changement qui travaille toute la planète, et pas seulement notre pays. Que partout, à travers le monde, les peuples se lèvent pour dire halte à la gabegie, à la corruption, à l’arbitraire, aux inégalités et aux injustices. Que partout les jeunes, montés du Sud, fuient la pauvreté et la misère intellectuelle et morale, et brûlent les frontières pour sauver leur peau et sauver ce monde qui n’a rien trouvé d’autre que de «refonder le capitalisme», pour reprendre la cynique expression du stratège Sarkozy, en organisant un énorme hold up planétaire, raflant l’argent des travailleurs et des contribuables, en faisant croire aux citoyens ébaubis que c’était dans leur intérêt. Alors que traders et banquiers véreux continuaient à se servir, outrageusement et impunément, de larges parts de la grosse galette.
La real démocratie à l’école Dans le même temps, chez nous, les enseignants continuent à être bastonnés et roulés dans la farine, en défendant des droits légitimes, à propos desquels les pouvoirs publics s’étaient engagés fermement.
 Leurs élèves s’apprêtent à entrer en protestation pour les mille et une calembredaines d’un Ministère dont le premier responsable promettait de «faire entrer la démocratie à l’école». Si elle y était vraiment entrée, nos enfants et petits enfants, tout de rose et de bleu vêtus, n’auraient pas besoin d’investir la rue et de se faire bastonner comme plâtre. Et leurs maîtres de se mettre en grève.
 Et dans tout cela, me direz-vous, qu’en est-il du développement du sport scolaire et universitaire. Le séminaire de Tlemcen a permis de mettre à nu la carte des défaillances et à tracer celle des futures avancées, grâce à l’action du réseau national et international qui va se mettre progressivement en place. Il a surtout mis en en évidence que le sport, l’école et l’université sont dans la société, et que cet ensemble émergera véritablement le jour où toutes les promesses seront tenues et où notre jeunesse, toute notre jeunesse, soit trois quarts de la population algérienne, sera réellement associée à la construction et à la gestion de son pays. Et que, face à cette énergie énorme et indomptable, congélateurs du système et canards boiteux, enchaînés ou déchaînés, appartiendront bientôt, à un monde déjà dépassé, à un temps révolu.