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Samedi 7 novembre. Il est vingt et une heures trente à Madrid.
De gros paquets humains, parés de rouge et de blanc, sortent du ventre de la station Pirámides. Le pas tranquille, le torse bombé et le verbe haut, ils convergent vers le stade Vicente Calderón, l’ancien « Manzanares » du nom de ce fleuve qui passe sous leurs pieds. L’atmosphère est joyeuse. On s’interpelle, on plaisante et on rit fort. Il y a quelque chose dans l’air qui permet l’espérance. La victoire est promise et on célèbre déjà la gloire prochaine de l’Atlético de Madrid. Car ce soir, c’est le bon soir, amigo. Dans quelques minutes, va débuter le match contre le voisin honni. Le Real de Madrid, ce club que l’Atlético, son aîné d’un an (il a été créé en 1902), ne bat pas souvent. Ce club de riches qui peut débourser des centaines de millions d’euros pour acheter les meilleurs joueurs du monde ; ce club, sacré champion européen du XXe siècle, qui a traumatisé tant de générations de supporters de l’Atlético à force d’infliger des fessées déculottées à leur équipe favorite... Mais ce soir... Ce soir, hombre, c’est sûr, l’Atlético va gagner et ce n’est pas uniquement parce que le Real ne va pas très fort - la preuve, il a été humilié en match de coupe par un club de deuxième division - et que Ronaldo, sa star portugaise, ne jouera pas. Non, ce soir, caballero, on remet les compteurs à zéro. Ce sera la renaissance de l’Atlético et il finira champion à la fin de l’année. Si, si, comme lors de l’historique triplé de 1996. Ah... 1996. Quelle saison ! Pas grand-chose depuis, c’est vrai. Mais trêve de nostalgie, pensons au sacre futur. Un boccadillo avalé au comptoir, le reste de son verre de bière ou de whisky-soda versé dans une copa et voilà les supporters des rojiblancos qui entrent dans le Calderón après avoir croisé en chemin quelques rangées immobiles de robocops au fusil lance-grenades lacrymogènes collé à la hanche. Un euro et quelques centimes déboursés pour louer une almohada-un coussin-rouge destinée à caler dos et bas des reins, et ils se retrouvent dans l’antre survoltée. Drapeaux vermeils et blancs, banderoles gothiques, feux de Bengale et poings levés, les ultras y assurent depuis un bon moment leur rôle de meneurs d’ambiance. Les haut-parleurs du stade crachent à tue-tête l’hymne de l’équipe. « Atlèèti - Atlèèti - Atlèètico de Madrid ! ». C’est un chant un peu désuet, qui parle de joie et de souffrance et qui fleure bon les années soixante tout comme le maillot du club d’ailleurs. Des rayures rouges et blanches, semblables aux vieux matelas d’antan, les « colchones » ce qui vaut aux joueurs un autre surnom, celui de « colchoneros » ou matelassiers. On est loin du glamour pipole du Real, de ses « galactiques » ou « merengues » (meringues) ou encore « blancos » à la tenue maculée et de ses supporters fortunés qui fument le cigare dans les travées. C’est aussi cela, un match entre l’Atlético et le Real. Bien sûr, ce n’est pas la lutte des classes mais tout de même. Attachants supporters des colchoneros... Quand un club domine le football national et européen, il faut être marginal, un peu iconoclaste ou avide de justice sociale ou encore avoir l’esprit de contradiction, ou de transgression, pour préférer soutenir son modeste voisin. Ce prolétaire, qui a moins gagné de titres et qui n’a presque jamais brillé à l’extérieur du pays. Cet adversaire irréductible mais loyal puisqu’il est aussi le cauchemar du FC Barcelone, l’éternel rival catalan du Real. C’est parti. Septième minute de jeu. But de Kaka. Real 1 - Atlético 0. Le stress et la peur, sûrement. Mais qu’importe, dans les tribunes on continue à s’époumoner et à traiter les joueurs d’en face de hijos de femme de petite vertu. Un but, ce n’est rien, ça se remonte. D’ailleurs les merengues sont loin d’être fringants. Benzema n’en finit pas de rater des occasions inratables servies par un Kaka, étincelant et qui est l’un des seuls à surnager. Mais voilà un autre but. 2-0. Pas grave, le match n’est pas encore perdu même si, de temps à autre, quelques insultes fusent par dépit à l’adresse des rojiblancos. Mi-temps. Une odeur de cannabis flotte en haut de la tribune centrale, là où la voûte de béton tangente le cheveu mais permet de se protéger du vent glacial. Des Colombiens, une dizaine, sortent casse-croûtes et jus d’orange. Distribution d’« arepas » pour tous, y compris pour leurs voisins inconnus. L’un des sud-américains a l’insulte facile. A l’égard de l’arbitre, des joueurs du Real mais aussi de l’Atlético dont il arbore pourtant l’écharpe sang et neige. Sa femme le tance. En vain. C’est la reprise. Troisième but pour le Real. Flottement. Une nouvelle raclée se profilerait-elle ? Les ultras de l’Atlético s’essoufflent un peu. Les rares supporters du Real, une centaine de « madridistas » parqués de l’autre côté du stade en profitent pour entonner leur chant de victoire : « Así, así, así gana el Madrid » : c’est ainsi que gagne le Real Madrid... La réaction est immédiate. Sifflets et insultent fusent. « Madridistas hijos de p...». « Ouled kda ou kda » dirait-on du côté de Bologhine, puisque l’Atlético et le Real, c’est un peu comme l’USMA et le Mouloudia... L’espoir revient. Un but pour les matelassiers. Il reste onze minutes, une éternité où tout peut arriver, y compris le miracle d’autant que les merengues jouent désormais à dix. Mais l’arbitre fait des siennes, les tribunes se déchaînent et l’entraîneur du Real reçoit même une pierre sur le crâne. Les ultras de l’Atlético entonnent à leur tour le fameux « Así, así, así gana el Madrid ». N’est-il pas bizarre de reprendre le slogan de l’adversaire ? Au contraire. Car c’est bien ainsi, jadis, que le Real gagnait ses matches : avec l’aide de l’arbitre soumis à la volonté du tout puissant Franco (et de ses troupes qui entraient parfois dans les vestiaires pour menacer l’équipe adverse...). Passent le temps et les générations, il se trouvera toujours quelqu’un pour rappeler à quel point le Real fut un outil de propagande castillane du régime franquiste... Le derby est terminé. Il y a bien eu un deuxième but de l’Atlético mais pas de troisième. Le Real l’emporte, les rojiblancos, éternels malchanceux, ont raté le nul qui aurait sonné comme une victoire. Leurs supporters sont déjà à l’extérieur du stade, le pas lourd, têtes baissées et épaules voûtées. C’est une foule muette, étrangement calme. Elle connaît bien ce goût de la défaite à domicile face à los blancos. Et à voir les grappes humaines monter une côte au rythme d’éléphants indolents, on devine qu’elle s’y est résignée depuis longtemps. Mais qu’importe, amigo, ce fut un beau match même si la soirée s’achève dans la tristesse. La prochaine fois, peut-être... P.S : Gracias a mi hermano Yacine, el aficionado práctico, qui a rendu cette chronique possible. |
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