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Une déclaration d’amour à une enseignante gréviste Mes paroles te paraîtront violentes, ma chérie, elles te choqueront, mais l’amour que je ressens pour toi m’interdit toute hésitation, et exige que je sois fort, franc et sincère.

par Boudaoud Mohamed

Tous ceux qui me connaissent te le diront : la vérité m’est sacrée et le mensonge me dégoûte. Je ne suis pas un enseignant, moi, je ne sais pas fabriquer de jolies phrases qui flattent l’oreille et chatouille l’amour-propre. Je ne suis pas un mollusque qui secrète de la musique. Mon langage est dur, mais vrai. C’est un langage de combat. Je ne cause pas. Je lutte. Je n’ouvre la bouche que lorsque j’ai quelque chose d’essentiel à dire. Je t’aime.
 J’aurai pu m’arrêter ici mais il m’est parvenu une nouvelle qui m’oblige à continuer, à aller au-delà de ce mot pourtant achevé, à te persuader que ce que tu veux entreprendre est une folie, que si jamais tu épouses cet homme, tu frapperas à une porte qui ouvre sur les calculs qui détraquent les nerfs. Tu ne dormiras plus. Tu vieilliras avant l’âge. Ton corps se délabrera.
 C’est pour moi que tu es faite, ma chérie, pas pour ce bonhomme qui porte le même costume usé et décoloré depuis dix ans. Qui n’arrête pas de réparer les semelles de chaussures qu’il a héritées sûrement de ses aïeux. Je le vois souvent chez le cordonnier du quartier, les pieds nus et posés sur un morceau de carton, le visage défiguré par l’angoisse d’être surpris dans cette attitude, attendant que ses souliers séculaires soient retapés.
 Comment peux-tu un instant songer à lier ta vie à ce crève-la-fin ? C’est bizarre, mais tu ne donnes pas cette impression d’être une fille qui prend des décisions à la légère, sans réfléchir, sans ruminer longuement. Certes, je ne te connais pas, je ne t’ai jamais adressé la parole, mais ton corps, ta démarche sont si éloquents, ils parlent si bien à mes yeux, que je ne comprends pas que tu puisses désirer t’enchaîner à un enseignant. Tout en toi évoque la fureur de vivre. Tu mérites un nid douillet où tu pourrais briser une à une les entraves qui te paralysent et te dessèchent. Je te l’offrirai. Dieu ne t’a pas créée pour que tu moisisses dans la baraque d’un marchand de blabla qui, à l’approche de chaque fin de mois, se met à répéter comme un jouet déglingué : ils ont viré, ils ont viré ? Et qui de temps à autre se met en grève, comme il l’est en ce moment, lui et ses innombrables compagnons, priant un gouvernement sourd de lui verser quelques sous de plus dans son pitoyable porte-monnaie.
 Ma chérie, voudrais-tu vivre jusqu’à ta mort parmi des gens aussi simplets que ces enseignants ? Regarde-les : Ils sont encore des bébés suçant le sein de maman gloutonnement, des filets de lait aux coins des lèvres, les intestins gargouillant de plaisir, rotant et gazouillant, les anges, alors qu’ils devraient vieillir un peu de temps à autre, tu ne crois pas ? C’est honteux. Tu es d’accord avec moi, mon amour, ces éternels bambins, ces rêveurs, ces incorrigibles poètes qui adorent se prélasser dans les nuages, que tu es condamnée à côtoyer quotidiennement, comment les arracher à la poitrine généreuse et douce de maman, comment les débarrasser de leurs langes ?
 Mon amour, les pauvres innocents croient dur comme fer qu’ils sont payés pour répandre le savoir et qu’ils pourront un jour le faire. Cette épaisse et lourde naïveté, ils l’ont contractée par les livres scolaires qu’ils utilisent dans leurs cours, qui chantent les vertus de la science à longueur de page et d’année, dans de jolis poèmes, de jolis contes, de jolis textes, de jolies images. C’était prévisible, ma poupée. Quand on passe le plus clair de sa vie à lire et à répéter ces belles histoires sur la science à des enfants, tu devines mon âme, on finit immanquablement par se prendre au sérieux et par se croire indispensable. Ils sont persuadés, ces nigauds, qu’ils sont payés pour transvaser le savoir stocké dans leur cerveau dans celui des enfants. Dieu merci, tu n’es enseignante que depuis quelques années. Ne crains rien, ne t’affoles pas, mon petit foi, je t’arracherai à ce monde de bébés couvert de poils.
 Pauvres gosses ! Car il aurait suffi qu’ils se regardent dans une glace ou qu’ils jettent un coup d’...il autour d’eux pour se désillusionner définitivement. Leur propre quotidien et la réalité qui les englobe crient des vérités qu’ils n’entendent pas parce qu’ils se sont pelotonnés dans le coton qu’ils produisent avec les beaux discours sur le précieux métier qu’ils font.
 Mon amour, je remercie Dieu Tout-Puissant, Le Clément, Le Miséricordieux, nuit et jour, de m’avoir ouvert les yeux alors que je n’étais encore qu’un gamin âgé de seize ans. Moi aussi j’allais à l’école en ce temps-là. Le dos courbé par trois kilogrammes de bouquins et de cahiers, je me dirigeais au milieu de la foule de mes camarades vers cet édifice où j’étais sensé apprendre des choses extraordinaires qui feraient de moi plus tard un homme vivant dans le bonheur et la félicité. Mais au fil de ces quelques années que j’ai passées cloué sur un banc d’école, j’ai eu le temps de soulever le couvercle et de jeter un coup d’...il à l’intérieur de la marmite qu’on faisait bouillir quotidiennement pour nous.
 J’ai vu alors des bonhommes pérorer sans discontinuer des leçons qui n’avaient rien à voir avec ce qui se passait à l’intérieur de l’école et dans la rue.      Tout ce que j’entendais contredisait ce que je voyais. On nous chantait par exemple la gloire de ceux qui transmettent le savoir, et j’avais sous les yeux des enseignants gagnant une poignée de sous, ravagés par la fatigue et parfois les poches bourrées de médicaments. Encore gosse, j’avais pitié de ces forçats, s’esquintant le coeur à longueur de journée, pour inculquer des bribes de science à 50 diablotins qui ne cherchaient qu’à s’amuser.
 La plupart n’avaient pas de logement. Ils portaient les mêmes fringues pendant des années. Ils achetaient à crédit ou empruntaient de l’argent pour finir le mois. Ils se plaignaient sans répit de ce qu’ils enduraient dehors. Les nerfs harassés, nos enseignantes pleuraient souvent ou tombaient dans les pommes.      On appelait l’ambulance. Bref, leur quotidien nous hurlait de fuir ces salles de classe dans lesquelles on nous parquait 7 heures par jour. Ils me prouvaient jour après jour que les beaux discours sur la science étaient un leurre. Que les valeurs morales qu’ils nous inculquaient étaient tout le temps piétinées. Comment veux-tu que des gamins innocents gobent des leçons qui sortent de la bouche d’un type qui ne peut même pas s’offrir un repas décent ou une paire de chaussures convenables ? Le salaire misérable que vous empochez à la fin de chaque mois et la vie qu’on vous impose sont les meilleurs moyens de transformer les jolies choses que contiennent vos livres en mensonges dégoûtants.
 Debout sur l’estrade, vous êtes l’exemple de ce qu’il ne faut pas devenir. Alors, j’ai quitté l’école pour aller affronter la réalité et apprendre à me débrouiller. Je t’épargnerai la description de ce monde, mon amour. Je ne veux pas lézarder ton innocence. Sache seulement qu’il n’a aucun rapport avec celui, rose, blanc et bleu, que tu racontes chaque jour à tes élèves.
 Mon amour, voudrais-tu vivre avec un individu qui ne peut secréter que des plaintes et des calculs enrageants à longueur de journée ? Veux-tu porter la même robe jusqu’à la fin de tes jours ? Veux-tu être enfermée dans un misérable F3 ? Veux-tu passer ta vie à économiser sous après sous pour acheter ce taudis en béton ? Veux-tu amputer pendant des années la pitoyable pension mensuelle que vous encaisserez tous les deux pour vous acheter une bagnole ? Veux-tu souffrir le martyr quand le prix de la pomme de terre augmente ? Veux-tu une cuisine bourrée d’ustensiles en plastique ? Veux-tu que tes enfants rouillent d’envie et te méprisent plus tard ? Veux-tu détruire ta santé en criant sans trêve des boniments à 50 mioches chahuteurs qui n’ont aucune envie de t’écouter ? Veux-tu t’esquinter les nerfs en corrigeant sans cesse des tas de devoirs idiots ? Veux-tu bousiller tes poumons avec de la poussière de craie ? Veux-tu pourrir de maladies et crever dans un hôpital ? Veux-tu mourir sans avoir jamais fait le moindre voyage ? Dis-moi, ma chérie, est-ce là ce que tu désires ? Viens ! Quitte ce monde de grèves cycliques qui finissent toujours de la même manière : Quelques malheureux et exaspérants dinars de plus dans la poche. Viens ! J’ai engrangé assez de fric pour te gaver de bonheur ! Je couvrirai ton corps de soie et d’or ! Tu seras flamboyante comme le soleil. Je payerai des esthéticiennes qui viendront à la maison te pomponner pour moi. Avec leurs mains divines, tu seras éblouie par ton propre corps. Chaque soir, ravissante et resplendissante, tu attendras mon retour. Nous dégusterons des gâteaux faits par le meilleur pâtissier de la ville. Nous savourerons des mets délicieux mijotés par une cuisinière chevronnée. Tu auras une domestique qui s’occupera de la merveilleuse villa que je t’offrirai. Nous baignerons dans le plaisir. Ma petite enseignante bien-aimée, oublie cet individu fauché qui veut te gâcher la vie. Qui jubile comme un con quand on augmente sa pension de quelques sous.
 Mon amour, accepte-moi comme époux, et je ferai de toi une reine ! Je t’aime.