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Monsieur le Président

par Mohamed Boudaoud

Monsieur le Président, vous vous dites sans doute voici encore une canaille qui, comme une outre percée de toutes parts, va se mettre à chialer de l'innocence par tous ses trous, un crasseux qui va s'aplatir et se vider de toute dignité pour échapper au châtiment, vous pensez, encore un vaurien qui va m'écrabouiller les nerfs avec ses pleurnicheries de femmelette. Non, monsieur le Président, tranquillisez-vous ; je vais vous faciliter la tâche ; je ne chercherai pas à m'innocenter ; je ne veux pas être libéré ; je veux être coffré à vie.

 Ma participation aux émeutes n'a été qu'un prétexte. Je voulais être arrêté. Comprenez-moi, mes paroles ne serviront pas à me blanchir, mais à vous persuader que, non seulement vous devez me déclarer coupable, mais me condamner à être enfermé pendant le restant de mes jours.

 Vos yeux indiquent que vous me prenez pour un connard qui veut fanfaronner un coup, qui veut se donner en spectacle. Non, monsieur le Président, ce que je dis est la pure vérité. Je demande à être emprisonné jusqu'à ma mort parce que, voyez-vous, si vous me relâchez, ou si vous me condamnez à une peine de prison limitée, vous me replongerez dans la boue puante que je veux fuir. Mais cette fois-ci, j'ai le pressentiment que je serais effroyable. Comment vous dire ? Quelque chose en moi me dit que si je rentre chez moi, je vivrais désormais comme un sanglier possédé par un démon vicieux. En plus, depuis quelque temps, mes nuits sont hachées menu par des cauchemars zébrés de couteaux de boucher, et éclaboussés par des jets de sang fumeux giclant de gorges tranchées appartenant à des corps qui me rappellent ceux de mon épouse et de mes filles. Cette fois-ci, si jamais je retourne à la maison, je ne saurais pas résister aux tentations sordides qui sifflent dans mes veines, je ne ferais pas seulement que les rouer de coups comme d'habitude, de les traîner par les cheveux et de leur cracher dessus, cette fois-ci, je les entraînerais vers les abîmes de l'horreur, puis je les tuerais. Et, Dieu m'est témoin, je vous le jure, monsieur le Président, je ne désire pas que vous soyez responsable de ce massacre. Protégez-les, c'est une prière que je vous adresse. Je les ai suffisamment tabassées dans le passé, permettrez-vous qu'elles soient souillées et égorgées ?

 Mais il n'y a pas que cette raison qui me pousse à vous prier de me boucler à double tour. Je me suis dit qu'en participant aux émeutes, et en allant en prison, je me rachèterai peut-être aux yeux des garçons. Qu'ils ne me regarderont plus comme ils le font depuis des années, avec des yeux qui font dégager à mon corps une odeur de pourriture. Oui, monsieur le Président, quand un des garçons pose ses yeux sur moi, je me mets à puer. Je sais que pour mes fils, depuis longtemps, je ne suis plus qu'un mollusque dégoûtant. Ils ont raison : Comment des enfants peuvent-ils regarder avec fierté un homme qui a été incapable de leur offrir un toit décent ? Qui les a fait naître et grandir dans une niche.

 Monsieur le Président, je suis fatigué de vivre en liberté. Il ne me restait que deux solutions : le suicide ou la prison. Mais se pendre avec du fil de fer ou avaler de la mort-aux-rats, je ne vous mentirai pas, c'est une idée à laquelle j'ai arrêté de penser depuis que j'ai assisté, il y a deux mois, à l'agonie d'un frère qui a expédié dans son estomac tout un sachet de ce raticide appelé Red Killer. Avant que l'ambulance n'arrive, j'ai eu le temps de contempler la bête terrorisée qu'était devenu mon ami. Ses hurlements, ses jets de vomissure nauséabonds, son corps qui se tordait comme une machine disloquée, son visage décomposé par les douleurs qui ravageaient ses entrailles, je ne suis pas prêt de les oublier. Le chômage, ses filles qui se prostituaient pour le nourrir, ses fils toujours bourrés de drogue, sa femme qui n'était plus qu'une carcasse lessivée par les fièvres, les bruits qu'il entendait la nuit dans cette pièce dans laquelle ils s'entassaient tous, son impuissance à empêcher ces monstruosités, mais surtout le fait qu'il commençait à y prendre plaisir, avaient fini par l'abattre. De temps à autre, ivre mort, il me vidait son sac, et j'entendais alors, sortant de la bouche d'un être humain, des confidences qui me glaçaient le dos. Je rentrais chez moi épouvanté.

 Alors qu'il ne désirait que deux ou trois chambres pour surtout séparer ses filles des garçons, la télévision lui montrait chaque jour cette jolie autoroute aussi lisse qu'une glace, où l'on peut rouler dans une voiture à plus de 100 Km/h sans perdre une goutte du liquide contenu dans un verre placé sur le tableau de bord. Mais jamais les caméras n'étaient venues filmer les taudis répugnants qui nous servent de logement. Les rats qui se sont multipliés dans nos caves et nous attaquent de temps à autre. La vermine qui grouille partout. Les moustiques qui pompent notre sang et transforment nos corps en brasiers. Les mouches qui nous enragent. Les cafards qui envahissent nos couches dès la nuit tombée. Les ordures qui s'entassent autour de nous. Des messieurs et les dames maquillés et beaux viennent donc chaque jour à vingt heures nous raconter que le pays se porte bien, tandis que nous sommes contraints de vivre dans une promiscuité que les sangliers n'accepteraient pas.

 Cependant, même si beaucoup de gens que je connais ont choisi de mettre fin à leur vie, je n'ai jamais été tenté par une telle solution. J'aime trop la vie pour me donner la mort. Je serais capable de patauger dans la merde éternellement, mais pas de me supprimer. Excusez-moi, monsieur le juge, s'il m'échappe de temps à autre une parole inconvenante, mais là d'où je viens, les mots doivent pour ainsi dire s'adapter à la fange dans laquelle nous vivons depuis plus de 50 ans. Il ne s'agit pas, comme on le croit souvent de manque d'éducation, mais d'un moyen de défense. Comme les couteaux que nous devons porter sur nous continuellement. Dans le quartier où je loge, monsieur le Président, les jolis mots peuvent conduire celui qui en abuse à subir toutes sortes d'humiliations. Dans ce monde, la grossièreté sert à nos corps de carapace.

 Vous voyez pourquoi vous devez m'enfermer, monsieur le Président ? C'est que moi aussi, comme mon ami, je cours le risque de faire ou d'entendre des choses qui feraient vomir un cochon. Imaginez 10 êtres humains dans une pièce de 9 m2 ! C'est dans ce réduit que j'ai eu tous mes enfants. Au début, c'était plus ou moins supportable. Mais plus tard, quand les petits ont grandi, ça a été un enfer. Aujourd'hui, les garçons rentrent très tard la nuit. Il leur arrive souvent de dormir dans la cave ou ailleurs. C'est comme ça qu'ils ont appris à se droguer et à boire. Je ferme les yeux. Que puis-je faire ? Non seulement, je me sens affreusement coupable, mais ils me font peur. Ils ont dans le regard un mépris qui m'atteint comme un crachat sur le visage. C'est à cause de moi qu'ils ont été tous renvoyés de l'école. C'est à cause de moi qu'ils couchent dehors. C'est à cause de moi qu'ils se shootent et se soûlent. Ils ont raison de me haïr. Comment des enfants peuvent-ils ressentir du respect et de l'amour pour un homme qui a été incapable de leur offrir un toit décent ?

 Jusqu'ici j'ai toujours essayé de rester un être humain, j'ai lutté de toutes mes forces pour éviter l'horreur, mais je le sais maintenant, je finirais par faiblir et capituler, et ce sera pire qu'avant. Notre unique chambre se transformera petit à petit en bourbier. Comme celle de mon ami. Je ne me surveillerais plus. Je ne les surveillerais plus. Moi aussi, je me mettrais à attendre avec fièvre la tombée de la nuit.

 Monsieur le Président, ce que je suis en train de vous dire vous paraît sans doute monstrueux. Vous vous dites d'où vient cette bête immonde qui est en face de moi, mais vous m'avez fait jurer de dire la vérité, et croyez-moi, après tout ce que je viens de vous raconter, je suis encore très loin de la vérité. D'ailleurs les mots ne peuvent pas décrire ce que nous vivons là-bas. C'est peut-être pourquoi personne n'a entendu nos cris. Alors nous sommes sortis dans la rue. Hurlant, jetant des pierres et des cocktails Molotov, brûlant des pneus, détruisant des vitrines, démolissant des voitures, il fallait que ces gens bavards et costumés que nous montre la télévision à longueur d'année comprennent que nous sommes aussi des Algériens. Des Algériens comme eux.

 En ce qui me concerne, c'était surtout pour me faire arrêter. Tout ce que je vous demande, monsieur le Président, c'est d'ordonner mon emprisonnement à vie. Je ne veux pas retourner là-bas. Je ne pourrais pas résister aux tentations sordides qui sifflent dans mes veines. Voulez-vous être responsable de la boucherie que je vais commettre ?

 Monsieur le Président, vous me faites signe de me presser, alors permettez-moi d'ajouter quelques paroles avant de me taire.

 Monsieur le Président, lorsque le désespoir les écrase, les gens de là-bas imaginent la résurrection des martyrs. Ils se mettent alors à fabuler sur la réaction de ces derniers quand ils verraient la cité dans laquelle nous vivons. Ils se soulagent avec des histoires. Car les martyrs ne reviendront jamais.

 Cependant, si nous savons que nos martyrs ne ressusciteront pas, nous ignorons s'ils ne nous attendent pas pour nous demander ce que nous avons fait de leurs sacrifices. Imaginez les alors écoutant mon ami qui s'est suicidé, en avalant un raticide, leur raconter ce qu'il a vécu après l'indépendance. Le Paradis dans lequel ils vivent ne les empêchera pas d'être malheureux. Et je ne veux pas, monsieur le Président, ça serait ignoble de ma part, que moi aussi je les oblige à entendre ces monstruosités. Ils seront sûrement moins malheureux quand ils sauront que j'ai fait de la prison à vie pour avoir participé à une émeute. Merci monsieur le Président.