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Des livres pour s'asseoir, des chaises à feuilleter

par Kamel Daoud

Etrange destin que celui du Salon international du livre : promouvoir les livres qu'il interdit, récompenser des auteurs mais par ses adversaires, faire de la politique mais pas celle du livre, attirer les médias mais pour des autodafés et des mises au point.

Quelques conclusions mineures : 1°- Un espace de légitimation par le contraire : curieux effet de glissement, le Salon international du livre à Alger est devenu un véritable espace de promotion de livres... interdits. Partie sur le principe « sain » d'un contrôle éditorial sur le livre religieux, véritable phagocyte de cet évènement et fourre-tout pour les éditeurs extrémistes moyen-orientaux, la brèche a été ouverte pour étendre le principe de la censure préventive aux éditeurs algériens « laïcs » et à des auteurs politiquement incorrects selon des critères indéchiffrables.

L'épisode Benchicou, le directeur du journal « Le Matin », en sera l'exemple spectaculaire l'année dernière mais pas seulement. Sur la liste, on a donc « Les geôles d'Alger » et « Journal d'un homme libre », mais aussi « Le Village de l'Allemand» de Boualem Sansal, le « Tuez-les tous » de Salim Bachi et « O Maria » de Anouar Benmalek, comme cités par Mustapha Benfodil dans son « Manifeste pour un salon off ».

Pour la 14ème édition, le Roi Livre a choisi un autre sujet tabou : la harga. Le livre « Poutakhine, journal presque intime d'un naufragé » de Mahdi Jazaïri, alias (...) fait des ravages polémiques sans être lu, comble du bonheur pour un écrivain. Cette fois-ci encore, le « Roi » du salon sera mis dans la gêne, entre la politique du livre et la « politique » contre le livre. Les formes de la censure seront tout aussi violentes que ridicules : perquisition du domicile de l'auteur, descente et ratissage dans les librairies, convocation des libraires algérois... etc. Une bonne opération de promotion n'aurait jamais fait mieux et surtout dans le champ éditorial algérien réduit. Conclusion : chaque année, le salon et la police font la joie d'un auteur et d'un livre : ceux qu'il est sommé d'interdire malgré lui. Une sorte de prix Goncourt mais par la DGSN.

2° - Du sédentaire au nomadisme : autre spectacle d'une dérive du sens : l'espace. Le 14ème Sila a lieu sous une tente. De quoi rendre caduc son slogan de « Roi livre ». Plutôt parler de calife ou, mieux encore, de chef de tribu livre. Là aussi, maladie nationale, on s'arrêtera longuement à une vive polémique sur l'espace du salon pour oublier l'autre question, celle de l'espace du livre et du lecteur en Algérie. La symbolique de la « tente » est le signe d'une précarité annoncée pour les espaces culturels algériens et rappelle ce destin de feuilles mortes qui frappe le réseau des libraires algériens de plus en plus poussés à déclarer la faillite. Pour d'autres, concepteurs de ce nouveau concept d'une littérature nomade et ouverte sur les espaces et les vents, il s'agit d'un caprice et d'un détail. L'essentiel n'étant pas là selon eux. La symbolique reste pourtant vive : espace de dissidence possible, le Salon du livre est rappelé à l'ordre dans le fond et dans... la forme. On ne pourra pas démanteler le chantier de la grande mosquée d'Alger, mais on peut faire plier bagage au salon en deux heures trente minutes. Avis aux dissidents.

3°- Le Roi est livre, le un roi est nu : autre dérive optique, celle des médias et des médiatisations. Le salon n'attire plus les médias sur des écrits et des écrivains mais sur des déclarations, des interdictions et des actions. L'espace, prévu pour le livre, est partagé comme espace de participation critique au « Pouvoir » ou occasion de contestation ouverte contre ce Pouvoir ou noces d'apparatchiks de la rente culturelle, très à la mode à Alger.

Pour raisons évidentes de dictature molle, le salon est devenu un espace insulaire et de procès pour les courants modernistes sans jamais gêner les courants conservateurs et islamistes qui y font du chiffre de vente sans se soucier des pressions. Plus personne ne se souvient que c'est d'eux qu'il s'agit, de ce qu'ils proposent comme marchandise éditoriale, de leurs livres, leurs éditeurs, leurs importations et leur dérives qui nous ont coûté des générations de « théonévrosés ». Et derrière la propagande et l'agit-littérature, il ne faut pas oublier le reste : le sinistre du lectorat et de l'industrie du livre en Algérie.

Pour le moment, cependant, le Salon est devenu le lieu où se trace, à l'oeil nu, la limite qui a été tracée pour les éditeurs de journaux otages des annonceurs. Les éditeurs de livres subissent déjà la loi des bons de commande publics et plient sous l'injonction : dans la chaîne, il restait à passer, avec la matraque et la menace, aux libraires et aux écrivains.

Les lecteurs eux sont supposés être une minorité éternellement insignifiante. La chaîne alimentaire est en fer dur. Elle a imposé le livre de cuisine à la place du Manifeste, le livre religieux à la place du livre en général, le manuel à la place de l'élévation.