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Le Dilemme du prophète Younès

par Kamel Daoud

Peut-on boycotter un système lorsqu'on vit dans son estomac ? La vraie question. Car si on refuse de manger, cela n'empêchera pas le système de manger sur votre dos. Si on s'agite, il vous bloque les repas. Si on mange plus vite que lui, c'est le système qui prend du poids, grossi et devient plus fort, plante un drapeau sur le dos de chaque galette et une paille dans chaque puits. Si on organise des marches, on tourne en rond dans ses intestins gigantesques. Si on tente de casser ses mécaniques, on se heurte à sa mollesse qui absorbe les chocs et les bruits. Si on se met à crier tous ensemble, on est couverts par un seul de ses éternuements relayés par l'ENTV. C'était la question hier en marge du Salon international du livre contre le livre: combien un écrivain-contestataire-journaliste-militant-démocrate et non encore pollué pouvait réunir de personnes en Algérie avec un seul cri ou écrit ? 1.000 ? 5.000, répondent certains.

D'où l'autre question: qu'en faire ? Imaginez-vous révolutionnaire heureux tirant le gros lot et capable de réunir 5.000 Algériens dans un endroit clandestin: qu'en faire alors ? Et ensuite ? Et Pourquoi?

Que leur dire pour qu'ils ne s'éteignent pas brusquement et se fassent emporter par la poussière ? L'autre question était: est-ce qu'il faut boycotter ce Salon ou y participer en le chahutant ou le chahuter sans y participer ou y participer en investissant sur le troisième millénaire ? Là aussi, le dilemme est verrouillé:  si on n'y va pas, on ne fait que boycotter son éditeur et pas le Salon et son «régime» qui va se contenter d'être content. Si on y va, on fait le jeu du folklore de la culture nationale et de la vitrine du «régime» alimentaire et de sa propagande. Si on y va pour protester, on finira par constater encore plus cruellement sa propre minorité. D'où le «Que faire?» que connaissent les militants de tous les pays lorsqu'ils ont le choix entre une paire de bottes solides ou un Shakespeare. D'où la question en amorce: peut-on contester un système lorsqu'on est prisonnier de l'estomac systématique de ce système ? Comment le changer de l'intérieur sans se faire dégrader par les acides ou de l'extérieur sans être réduit à un jacassement d'exilé ? Comment changer les choses lorsqu'elles ne sont que des choses même si elles respirent et prient et votent ? Comment accepter l'inertie sans se sentir sale et complice ou faire dans l'agitation en sachant que cela a autant d'impact qu'un shampoing sévère sur la peau d'un léopard pour lui faire changer de règne et de fourrure ? Sur quoi fonder une morale et une éthique de l'acte et de l'engagement lorsqu'on a perdu la foi simpliste sans regagner les terres des hommes ? C'est ce que des théologiens imaginaires appelleraient le Dilemme «Younès/Jonas»: comment un prophète pessimiste pourra-t-il changer la baleine en dauphin s'il se trouve dans son ventre?

Et comment va-t-il sauver les hommes avalés comme lui s'il se fait vomir seul par la baleine sur une plage déserte ?