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Un salarié

par Akram Belkaïd

L'homme a du mal à s'endormir. Malgré les cinq ou six cachets. Malgré les deux verres de whisky avalés d'un trait avant d'aller au lit. Rien à faire, les images passent et repassent en boucle. Comment les décrire, il y a tellement de choses à dire et à redire. Tant de sentiment, de frustration et de haine à ressasser. Tout à l'heure, demain, c'est sûr, il va? Mais, non, il y a peut-être un peu d'espoir. Dans quinze ans la retraite. Dix ou cinq, il ne sait pas vraiment, pour un départ anticipé, un plan de reclassement. Tenir. Au moins cinq ans. Ne serait-ce que pour les enfants qui ont encore besoin de lui. L'aîné qui passe son bac cette année. Sa cadette en seconde et la benjamine qui entrera en sixième l'année prochaine. Il faudra les marier, les aider. Tenir?

 Quand est-ce que tout cela a commencé ? Il l'ignore. Il se rappelle à peine son malaise, le jour, c'était il y a bien longtemps, où on lui a annoncé que les bureaux étaient supprimés et que désormais tout le personnel serait réuni sur un seul plateau, sauf les grands chefs, bien entendu. C'était un jour de novembre, gris comme de l'acier. Personne n'avait vraiment protesté. C'est moderne, ça augmente la productivité. C'est très convivial, vous verrez, ça va vous plaire, avait dit son patron de l'époque, un jeune loup aux dents longues, parti depuis sous d'autres cieux, toujours plus hauts.

 Et puis le bal des consultants avait débuté. Petits jeunots, petites minettes, costards impeccables, tailleurs de marque, des cernes sous les yeux, l'air sérieux et attentif, gros classeurs sous les bras. Process, processus, méthodes, fiches d'évaluation, matrice BCG, juste-à-temps,? On veut vous aider, disaient-ils sans vraiment regarder les gens dans les yeux. Notre mission est de trouver la meilleure organisation, la meilleure cohésion en adéquation avec les objectifs de rentabilité et de lean management. Vous comprenez, n'est-ce pas ? Non ? Attendez, c'est simple. La gestion par objectifs va vous garantir des circuits de validation plus courts, une meilleure visibilité pour vos opérations et le choix des meilleurs indicateurs pour la mise en place de votre tableau de bord décisionnel ! Croyez-nous, au début c'est difficile mais ensuite, c'est une appropriation qui va gommer toute résistance au changement.

 Petits cons, petites connes, à peine diplômés, qui prétendaient lui expliquer le métier avec leur novlangue à la gomme. Mais il s'était laissé faire. Il avait donné des informations, des idées et tout cela avait abouti quelques mois plus tard aux premiers coups de hache. Sur le plateau, des têtes avaient soudainement disparu. Puis d'autres visages étaient apparus, venus de filiales diverses. C'était ça ou le ?chomdu', lui avait expliqué son nouveau voisin en le dévisageant avec intérêt. Dis donc, t'as fais comment pour survivre ici ? Il n'avait pas répondu. Il avait survécu ; il était coupable. C'est sûr, à l'époque, il aurait dû en buter quelques uns de ces consultants, discrètement, bien sûr. Les choses auraient été différentes. Ou peut-être pas.

 Un matin, le nouveau patron de la filiale réorganisée quelques semaines plus tôt en ?pôle-division', était venu parler sur le plateau. Dix minutes de discours consacré à l'actionnaire et à l'allégeance sacrée qui lui était due. Oubliez le client, le banquier, votre femme, vos enfants, c'est d'abord à l'actionnaire que vous devez penser. C'est pour lui que vous devez créer de la valeur. La valeur? Le patron avait prononcé ce mot au moins une quarantaine de fois. Quatre fois par minute. La valeur, sa création, sa chaîne, son amplification, l'EVA? Il n'a jamais rien compris à ce charabia malgré les séances de formation obligatoire où le seul moment agréable était la cigarette qu'il pouvait fumer à la pause tandis que ses collègues s'agglutinaient autour du café, thé, jus et viennoiseries.

 Il a bien essayé de s'adapter, achetant des livres, s'abonnant à l'Essentiel du Management. Mais rien à faire. Impossible de capter si ce n'est que la valeur a très vite signifié la guerre et la violence. Si tu veux garder ton job, tu as deux gars de ton service qui doivent partir de leur plein gré à la fin du semestre. Tu te débrouilles, tu t'arranges pour qu'ils s'en aillent sans rien réclamer. Au fait, on va changer l'intitulé de ton poste. Tu n'es plus chef de service, mais field-ops manager. Félicitations. Fais ce qu'on te dit et je te garantis que tu n'auras pas à t'en faire.

 Il avait flingué. Il avait harcelé, cherché la petite bête, tendu des pièges, fait pleurer l'une, fait craquer l'autre. Et plus il dézinguait et plus il savait que, tôt ou tard, son heure viendrait. On l'avait convoqué un vendredi matin, une semaine avant Noël. Ecoute, je ne peux rien pour toi. On restructure, on absorbe, on fusionne. J'ai un poste, c'est à prendre ou à quitter. A six cent bornes d'ici. Vas-y, fais du bon boulot et tu pourras rebondir. Ecoute, moi aussi j'ai mes problèmes. T'es pas le seul à avoir des crédits. Toi au moins, tu manges. Dehors, il fait froid.

 Déménagement, évaluation, formation, entretien d'évaluation. Le nouveau plateau est peuplé d'intérimaires, de CDD et d'autres contrats dont il n'a jamais entendu parler. Il y a six mois, on lui a retiré ses dossiers, ses cartes de visite n'ont pas encore été imprimées. Il n'a plus de ligne directe et son ordinateur n'est branché à aucune imprimante et n'a plus d'accès à internet. Personne ne lui adresse la parole. On attend de lui qu'il comprenne. Qu'il transige. Allez, tope-là, six mois d'indemns c'est généreux, non ? Tu pourras t'acheter un camping car. Non ? Fais gaffe, c'est une offre qui n'est pas éternelle. On peut-être méchant, tu sais... D'ailleurs, tu vas nous expliquer par écrit pourquoi tu as utilisé le photocopieur pour tes besoins personnels.

 Il est six heures. Il est déjà en route. A la radio, une journaliste à la voix grave annonce un nouveau suicide dans une entreprise, là-bas, du côté de Chambéry. Il coupe le son. Des larmes silencieuses coulent sur ses joues. Tenir, se dit-il. Surtout ne pas leur donner prise. Tenir juste un peu?