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Pour les intellectuels et de nombreux citadins âgés d'une vingtaine
d'années en 1949, l'arrivée au pouvoir des communistes était synonyme d'espoir
; pour les paysans, elle ne signifiait rien. Soixante ans plus tard, tous sont
désabusés.
Ses yeux en brillent encore. «J'en ai pleuré. Nous en pleurions avec mes camarades de l'hôpital. La place Tian An Men était noire de monde. J'y suis restée toute la matinée un drapeau à la main puis j'y suis retournée le soir pour participer à la fête organisée pour les jeunes. Je portais une nouvelle robe pour l'occasion». Mei Xian (son nom a été changé à sa demande, comme celui des autres personnes interrogées) est aujourd'hui âgée de 96 ans. Elle garde pourtant des souvenirs très nets de cette journée du 1er octobre 1949, aujourd'hui devenue mythique. Intellectuelle, elle figurait en effet parmi les rares privilégiés autorisés à participer aux festivités préparées sur la place lors de la proclamation de la République populaire de Chine par Mao Zedong. A des centaines de kilomètres de là, Liu Song travaillait à Changsha, dans la province du Hunan, dans une usine d'équipements ferroviaires. Engagée en 1948 dans l'armée communiste avec son mari, elle était descendue jusqu'à Wuhan combattre les forces du Kuomintang de Chang Kaï-chek. «Je faisais partie d'un des comités créés dans les campagnes du nord du pays et c'est tout naturellement que j'ai rejoint l'armée. Je gérais l'intendance de la cuisine». Cette femme, aujourd'hui âgée de 84 ans, savait depuis de longues semaines grâce à son mari, haut dignitaire du parti, que «le président Mao donnerait le 1er octobre un discours important et que ce jour deviendrait la fête nationale du pays. Nous l'avons donc écouté à la radio, comme tous les gens autour de nous». Pour ces deux citadines alors proches du pouvoir, la fin des années 40 et la moitié des années 50 paraissent idylliques. «Après cent ans d'invasions étrangères, nous étions enfin de nouveau un pays ; vous ne pouvez pas imaginer ce que c'est de ne pas avoir de pays, de n'être qu'un esclave», rappelle Mei Xian. «En plus de cela, nous allions pouvoir reconstruire celui-ci de nos propres mains. Tout le monde travaillait comme des fous, nous ne comptions pas nos heures car nous faisions cela pour le pays. Ce sont vraiment les dix plus belles années de ma vie». Revenue à Pékin en 1952, où elle est mutée au ministère du chemin de fer, Liu Song se souvient de «gens heureux». «Toutes les familles avaient désormais de quoi se nourrir et portaient de nouveaux vêtements. Avant 1949, il y avait une inflation énorme et il fallait apporter une liasse de billets pour acheter un bol de riz ! En plus, nous pouvions enfin accéder à la propriété». Ce tableau idéal ne peut cependant pas être extrapolé à l'ensemble du pays, comme le prétend la propagande officielle. Pour s'en convaincre, il n'est pas nécessaire de s'éloigner beaucoup de Pékin. Avec son mari, Wang Qin, alors âgée de 26 ans, cultive et vend des légumes à une dizaine de kilomètres du centre de la capitale. «Je ne me souviens pas du tout du 1er octobre. Nous n'avions pas assez d'argent pour acheter une radio, nous étions donc coupés du monde. Nous, les paysans, n'étions ni concernés ni au courant de ces changements politiques. Surtout que les Japonais et les nationalistes n'étaient pas des barbares comme tout le monde le proclame aujourd'hui». Cette femme, encore vêtue de son costume de paysanne maoïste, un pantalon et une veste col Mao en coton bleu marine, vit dans une tour située à trois cents mètres de sa précédente et unique autre maison. L'appartement, donné par les autorités lors de la destruction de celle-ci, est peu fourni, déjà décrépi malgré sa construction en 2003. «Les paysans sont avant tout des gens individualistes et nous ne nous parlions donc que très peu entre voisins », précise-t-elle dans un élan volubile. «La vie était dure et nous devions nous concentrer sur nos récoltes, surtout à cette période de l'année. Contrairement à ce que les séries télévisées et les films racontent, nous ne nous sommes donc pas réunis pour célébrer ce qu'ils appellent désormais la «libération» du pays». D'ailleurs, celle-ci n'a rien changé à notre vie. Si ce n'est que nos terres ont été collectivisées de force et que l'intégralité de nos récoltes était envoyée à Pékin...». Après le «paradis» des années 1949-1957 vécu par les membres du parti, le ciel va s'assombrir pour tous. En février 1957, Mao Zedong lance la campagne des Cent Fleurs, lors de laquelle il encourage la population à faire part de ses griefs. Devant la généralisation de la critique et la remise en cause profonde du parti, la direction du pays réagit très violemment. Le mari de Liu Song sera tué pendant la révolution culturelle, pendant laquelle les intellectuels sont devenus les ennemis de la nation et de la révolution. Si la veuve ne parle aujourd'hui que des 30 % d'erreurs commises par Mao, comme le dicte la version officielle, ses yeux crient une haine sans nom et un désespoir pesant. De son côté, Mei Xian gronde. «Nous avions beaucoup d'espoirs, nous avions des idéaux nobles. Le président Mao a fait l'erreur d'opter à ce moment pour la dictature. Or, la dictature est ce qu'il y a de pire pour une nation». Le quotidien devient intellectuellement insupportable et matériellement ascétique. «Nous n'avions rien à manger, toute la nourriture était rationnée», se souvient l'ancienne paysanne. «Nous, paysans, étions assouvis au «8235» : huit livres de farine, deux livres de riz et 3,5 litres d'huile par personne et par mois. Rien de plus. Cela n'a pris fin qu'en 1992. De manière générale, la campagne pékinoise n'était ni pauvre ni riche : notre production était happée par la capitale mais les dirigeants ne pouvaient nous appauvrir trop car nous sommes trop proches d'eux». Les privations ont pris fin plus rapidement en ville, dans le courant des années 80. Cette période marque également un véritable bouleversement du quotidien de la population. «Je n'ai jamais cru dans les années 60 que je connaîtrais un jour un tel niveau de vie», s'étonne encore Liu Song. «Je peux acheter autant de nourriture et de vêtements que je le veux, je possède une télévision couleur, un appartement spacieux, etc.». L'ancienne haut fonctionnaire assure se satisfaire de cette évolution économique. Tel n'est pas le cas de Mei Xian l'intellectuelle. «La plus gosse erreur des dirigeants est d'avoir copier la Russie en effaçant le passé et la tradition millénaires du pays. La Chine et les Chinois sont plus riches mais ils ont perdu leurs racines et ne savent désormais plus très bien où aller». |
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