La toute nouvelle association culturelle «El-Istijmam» a eu l'idée
originale, et pour le moins audacieuse, d'organiser vendredi dernier un
spectacle en plein air. Cela s'est passé à la terrasse d'un café, à la sortie
de la ville, avec pour tout arrière-plan, la ville d'Oran. Rien que cela. Un
petit socle de fortune pour les comédiens, quelques chaises ramassées ici et là
pour le public, et pour tout décor, Oran grandeur nature. Et voilà le décor
planté ! Il faut dire aussi que ni le jour choisi, un vendredi, ni l'endroit,
ni même le soleil tapant de cet après-midi estival n'ont su empêcher de
nombreuses gens, de tous sexes et tous âges confondus, à venir s'amuser, en se
souvenant de «El-Teffeh», l'une des célèbres pièces de ce monstre sacré de la
dramaturgie algérienne, l'éternel Abdelkader Alloula.
Car c'est de cela dont il s'agissait : cette jeune troupe théâtrale,
composée de quatre comédiens, Rihab Alloula, Amine Boukraa, Jallal Hadjal et
Mustapha Lakhdari, et dont le metteur en scène est Jamil Benhamamouch, a voulu
rendre un hommage appuyé au maître incontesté du théâtre oranais, mort voilà
déjà une quinzaine d'années et ce, en rejouant l'une de ses pièces cultes, à
savoir « El-Teffeh ». Par ailleurs, il est à signaler aussi que la veuve du
défunt dramaturge, Mme Alloula, était elle aussi présente lors de cet
événement. Ce spectacle aurait pu se jouer, pour ne pas chercher bien loin, au
théâtre régional de la ville tout bêtement, théâtre qui porte par ailleurs le
nom du concerné. Que trouver de mieux en effet ? Toutefois, cela aurait été
sans compter sur l'ingénuité et l'audace de cette troupe au talent prometteur
qui, défiant vents et marées, a décidé que cela devait se passer non seulement
en plein air, mais qui plus est en un endroit hors du centre-ville, à la
terrasse d'un café situé sur la route de Canastel. Un décor qu'Alloula n'aurait
sans doute pas dédaigné. On sait fort bien, à ce propos, que tous les grands
artistes, à la plume prolifique, que ce soit Alloula chez nous, ou Jean Paul
Sartre en France, n'appréciaient rien tant que la vie de café ; et c'était en
se réfugiant dans des cafés populaires et malfamés que ces monstres sacrés
trouvaient le plus souvent leur inspiration. Pour ce qui concerne le contenu de
la pièce, force est d'admettre qu' «El-Teffeh», riche en texte, est toujours
d'actualité dans l'Algérie d'aujourd'hui. Et on ira même jusqu'à dire que la
pièce n'a pas pris une seule ride : tous les problèmes dont se plaignaient les
Algériens du temps d'Alloula, que ce soit la mal-vie, la lassitude, la
corruption, ou encore le pouvoir d'achat malmené, sont toujours de mise dans
l'Algérie d'aujourd'hui. Ainsi, pareil à aujourd'hui, les Algériens des années
quatre-vingt et quatre-vingt-dix ne faisaient pas trop confiance dans le
système, et tout comme aujourd'hui, ils se méfiaient également des hommes
politiques et des affairistes... Et puis, bien sûr, ce pouvoir d'achat était
tellement laminé qu'ils ne parvenaient que périodiquement, à étancher leur soif
en s'offrant des pommes; d'où d'ailleurs le titre de la pièce. Le public a pu
rire aux larmes, vendredi dernier, des élucubrations de cet ouvrier qui ne
parvient que très difficilement à assouvir les besoins de sa femme enceinte ;
de cet ancien syndicaliste dont le travail actuel est de gérer, autant que
faire se peut, les toilettes publiques ; de ce comédien, dont le seul souci est
de trouver un coin peinard pour répéter son texte. Ainsi, dès le début, le ton
du spectacle est donné : d'entrée de jeu, on voit l'ouvrier, l'air désabusé, se
rendre, sans tambour ni trompette, aux toilettes publiques, suppliant le gérant
de le laisser entrer, et ce afin de dévider son sac, afin qu'il puisse crier,
cracher, injurier même, bref, afin qu'il puisse se défouler en retrouvant son
état naturel ; chose qu'il ne peut se permettre à la fréquentation des autres.
« Comment échapper au naturel, si humain pourtant, dans les toilettes publiques
? », se demande-t-il. En certains cas, toujours aux dires du comédien, les
toilettes publiques deviennent un refuge où les désillusionnés peuvent laisser
libre cours à leurs émotions, leurs envies, ou même à leurs pulsions. Ainsi, à
redécouvrir cette pièce, on aura tôt fait de se rendre compte que les soucis
des Algériens sont insolubles dans le temps, que c'est toujours les mêmes
tracas qui les rongent et qui leur rendent la vie impossible. Toutefois, on
s'aperçoit, avec un peu de recul, que ces problèmes, à force d'être là,
réussissent, petit à petit, à s'imprégner dans l'âme même des Algériens, et
qu'au final, ils font partie intégrante de leur culture. On peut alors dire,
sans trop extrapoler, que de même que les Italiens des années cinquante,
c'est-à-dire à une époque où la pauvreté en Italie était presque palpable, ont
su, par le biais d'artistes tel que Dino Risi, Monicelli, ou encore De Sica,
puiser dans la misère quotidienne de leur compatriotes une sorte de souffle,
pour ne pas dire muse, qui leur a permis de réaliser de vrais chefs-d'oeuvre
cinématographiques. L'identique s'est produit en Algérie dans la voie
théâtrale, où des dramaturges de talent tel qu'Alloula ont su exploiter la
galère de leur quotidien au profit de la productivité culturelle. Sauf
qu'hélas, cette politique d' «exploitation culturelle» a tendance à s'effriter
quelque peu en Algérie; et des hommes comme Alloula se font de plus en plus
rares. Pour revenir à «El-Istijmam», il est à signaler que la semaine prochaine
la troupe se produira, toujours avec cette pièce, à Mostaganem ; avant de se
produire, un peu plus tard, à Tlemcen, et ensuite à Tamanrasset.