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Anthropologue, maître de conférences à l’Université d’Aix-en-Provence et chercheur au CNRS, à l’Institut d’ethnologie méditerranéenne et comparative, Abderrahmane Moussaoui s’est installé comme référence dans l’étude des courants idéologiques religieux dans le monde arabe et au Maghreb, entre autres. Il est enfin l’auteur de l’ouvrage de référence, « De la violence en Algérie : les lois du chaos » aux éditions Actes du Sud en 2006 et (Espace et sacré au Sahara) aux éditions du CNRS en 2002.
Le Quotidien d’Oran.: L’implosion du MSP et sa « fin de mission » politique dans l’architecture des pouvoirs en Algérie et dans les stratégies de contrôle de l’électorat est la preuve, pour certains, de la fin de l’offre islamiste nationale. Ce constat est-il fondé ? Abderrahmane Moussaoui: Il faudrait d’abord s’entendre sur les mots. Par offre islamiste nationale, vous entendez alternative politique dans la gestion du pouvoir ? Ou alors, une manière d’être salafi à l’algérienne ? Dans les deux cas, la réalité suggère d’autres réponses. Aux yeux de la mouvance islamiste, le MSP n’a jamais réussi à s’imposer comme une alternative crédible au FIS. Aux yeux des plus radicaux, ce parti adepte de « l’étapisme » (al marhaliya) cher à son défunt leader, Mahfoud Nahnah, ne peut être considéré comme une offre islamiste. Le MSP n’est pas non plus une offre nationale quand on connaît son obédience aux racines égyptiennes.
Q.O.: Pour certains, encore une fois, on est passé de cet effet de foule de l’Ex-FIS à la figure à peine visible de Djahid Younsi, le candidat du courant islamiste, lors des dernières présidentielles. Comment interprétez-vous ce «déclin» ? A.M.: La place n’est pas libre, faute de candidats. Elle est libre parce que ses candidats naturels ont été empêchés de l’occuper. Djahid Younsi est un figurant qui ne remplit pas la case aux yeux des fidèles à la mouvance islamiste. Imaginons un seul instant que l’un des historiques du FIS (Ali Benhadj, Abassi Madani ou quelqu’un d’autre) se présente à des élections. Nous aurons alors une autre idée de la consistance de la mouvance islamiste et des attentes de la base.
Q.O.: Est-ce qu’on peut parler d’une sorte de fin pour l’offre islamiste locale et nationale au profit d’une offre islamique internationale dopée par El-Qaïda et la Global-War, ou par les chaînes de prêche en continu ? A.M.: On ne peut pas raisonner de la sorte. L’une alimente l’autre. Les leaders salafis, au niveau mondial, n’ont pas pour priorité la gestion directe du pouvoir dans quelque pays que ce soit. Ils sont, à l’instar des leaders des grandes utopies de jadis (maoïsme, communisme etc.), à la recherche d’un leadership d’opinion capable de fabriquer localement des clones. De ce point de vue, ils ont quelque part réussi. Les discours et les références sont globalisés, seule la phonique est locale.
Q.O.: L’échec de la prise du pouvoir politique et les options djihadistes, avec leurs maquis et massacres ciblant les populations, ont discrédité l’islamisme politique au profit d’un islamiste clandestin, de « bazar » et de croyances populaires. A quoi est dû ce basculement et comment l’interpréter ? A.M.: Je distingue entre islamisme politique et action djihadiste. Si cette dernière a été discréditée et de plus en plus rejetée par ses propres hérauts, l’islamisme politique s’installe confortablement dans les imaginaires. Il n’y a qu’à être attentif aux diverses reformes institutionnelles et à la symbolique de l’Etat pour voir la part que prend l’islamisme politique, même quand il s’habille en costume cravate.
Q.O.: Beaucoup parlent aujourd’hui d’un néo-fondamentalisme ou d’un islamisme « horizontal » sans institutions, ni élites, ni projets politiques directes. Quelle est votre lecture de ce phénomène et quelle définition donner à ces termes ? A.M.: C’est ce que je considère comme l’emprise sociale de l’islamisme. Sans institutions ni élites, il arrive désormais à se reproduire, parce que devenu horizon d’attente et disposition mentale.
Q.O.: Plus que par le prêche ou la « désobéissance civile », ce néo-islamisme s’exprime par des mouvements de replis, des retours d’archaïsmes dans les croyances et de crispations idéologiques de plus en plus visibles en Algérie et dans le monde arabe. Quelle analyse faite-vous de l’avenir de cette nouvelle vague ? A.M.: Il faudrait distinguer plusieurs niveaux ici. Le prêche est une ressource du religieux semblable à un courant électrique qui peut éclairer, réchauffer, mais aussi électrocuter. Cela dépend de l’usage qu’on en fait. Quant à la désobéissance civile, elle est une stratégie politique qui n’est pas l’apanage de l’islamisme. Là aussi, elle peut être porteuse d’espérances comme annonciatrice de chaos. Enfin, les retours d’archaïsmes sont d’abord des indicateurs sociologiques qui ne sont pas nécessairement liés à l’islamisme. Le phénomène que vous appelez néo-islamisme est encore à ses débuts ; et a encore de beaux jours devant lui. L’islamisation des moeurs rend socialement de plus en plus audible ce discours auprès de générations n’ayant pas connu d’autres références, notamment sur les bancs de l’école.
Q.O.: L’impact des talk-show islamistes et du network des chaînes islamistes satellitaires parfois ciblées, parfois simplement commerciales, est-il aussi énorme sur les foyers des Algériens qu’on le dit ? A.M.: Il est important surtout au sein des jeunes relativement instruits. Les chaînes à thématique islamiste ont surtout fait un travail de fond auprès des femmes au foyer qui sont, sinon des mères, des futures mères. C’est désormais dans la cellule familiale que pourrait se façonner les nouvelles manières de croire.
Q.O.: Le Maghreb tente plus ou moins de faire face avec le lancement de chaînes religieuses thématiques depuis deux ans. L’enjeu de l’audience peut-il être « rattrapé » face aux empires télévisuels soutenus par des pays arabes beaucoup plus riches ? A.M.: Constatons au passage, que c’est le référent religieux qui a fini par s’imposer comme modèle. Il n’y a pas si longtemps, le débat et les attentes tournaient autour d’une chaîne culturelle ouverte sur le monde et les langues. C’est la chaîne à thématique religieuse qui est désormais et subitement à l’ordre du jour. Pour revenir à votre question, l’avance est considérable et le retard à rattraper est énorme ; quand on sait l’influence d’une chaîne comme Iqrâ’, par exemple. L’infrastructure ne suffit pas, il y a surtout les acteurs. Nous n’avons pas encore d’équivalents de ces stars islamistes. Les rares qui tentent d’avoir une telle envergure sont inféodés au discours de la salafiya saoudienne et ne peuvent être mobilisables, pour un islam se voulant national et en porte-à-faux avec les visions privilégiant la référence à la umma.
Q.O.: Un laxisme incroyable, en matière de marché éditorial et des livres religieux sans contrôle, caractérise le Maghreb, et l’Algérie en particulier. A quoi est due cette faiblesse ? A.M.: Comme souvent, au manque de professionnalisme et à la surpolitisation clientéliste. On censure tel auteur parce qu’il n’est plus dans le cercle des affidés ; mais on peut laisser échapper une bombe dégoupillée (que peuvent constituer certains écrits), parce qu’on ne sait pas lire et décoder un champ qu’on s’est habitué à mépriser. Le meilleur remède n’est pas le contrôle, mais la diversification de l’offre et son accessibilité.
Q.O.: La religion, bien que sous contrôle de l’Etat, n’arrive pas à s’institutionnaliser au-delà d’un triptyque traditionnel : Haut Conseil islamique - ministère des Affaires religieuses - zaouias. Pensez-vous que ce mécanisme est désormais dépassé ? A.M.: Il ne s’agit pas d’institutionnaliser la religion. Cette dernière est la seule véritable institution si l’on entend par là, une structure fondatrice permettant la reproduction et la domestication des manières d’être. Ceci dit, l’Etat a fait beaucoup de progrès dans la reconquête du monopole de ce champ symbolique. Pour les avoir rencontrés, certains cadres du ministère des Affaires religieuses, par exemple, possèdent d’indéniables qualités qui permettent aujourd’hui à l’Etat de reprendre progressivement un champ disputé.
Q.O.: La société algérienne exprime de plus en plus une sorte de conservatisme religieux observable dans les signes, les habits, les mentalités et les comportements. Le triomphe de l’offre islamiste explique-t-il seul cette « reconversion » de la société algérienne, qui semblait être plus libérale même au temps de l’ex-FIS ? A.M.: Non ! Il s’agit souvent d’une réconciliation avec soi-même. Je ne suis pas choqué par ce que vous appelez conservatisme et que je vois comme une quête identitaire. Cette islamisation des moeurs ne se fait pas sans heurts, au niveau de l’individu lui-même. Regardez comment s’habille un jeune se réclamant de l’islamisme. Sous un qamis saoudien se trouve quelquefois un pantalon iranien ; et, par-dessus le tout, un blouson jean. Si on y ajoute des chaussures Reebok ou des Nike, on aura vraiment l’image de cette identité éclatée et cette quête désorientée.
Q.O.: L’Algérie a été secouée par une polémique sur l’évangélisation supposée et a assisté à des procès inédits condamnant des Algériens pour non-respect du rite du Ramadan. Des excès que même l’élite « laïque » n’a pas osé dénoncer en premier temps. Comment expliquez-vous, en tant que spécialiste, cette faiblesse de réaction chez des élites, qui ont réussi à faire barrage à l’islamisme conquérant de l’ex-Fis durant les années 90 ? A.M.: Commençons par noter que l’élite « laïque » à laquelle vous faites allusion n’est plus là. La mort, l’exil et la récupération sont venues à bout de la plupart de ses figures. Ce que vous qualifiez de faiblesse peut s’expliquer par ce que j’appelle l’islamisation des moeurs. On est dans une disposition d’esprit telle que les interdits n’apparaissent plus choquants dès que leur motivation est rapportée à la religion.
Q.O.: Quel est l’avenir, selon vous, de ce néo-islamisme en Algérie et doit-on redouter une réédition de la crise des années 90, ou pire encore, avec un mouvement plus dangereux, car sans leaders ni projets directs ? A.M.: Sans être prophète, je pense que les sociétés évoluent dans l’adversité et l’histoire ne se répète pas à l’identique. Cela étant dit, la société algérienne est désormais profondément ancrée dans ce que vous appelez le néo-islamisme au moins pour deux générations. La sortie ne se fera que par un retour à l’initial, c’est-à-dire par un réapprentissage et une revalorisation de l’héritage islamique, pour permettre sa réappropriation par les élites de façon à rendre possible sa réadaptation aux réalités nationales. Ainsi, les générations futures pourront, sans complexe, apprécier l’esthétique d’une sourate et diverger, sans risques, sur son interprétation. L’histoire est en marche. |
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