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1ère partie
A Sidi-Bel-Abbès, c'est la daïra de Aïn El-Berd qui a été retenue pour abriter le 64e anniversaire des douloureux et tragiques évènements du 8 mai 1945. Ce jour-là était un mardi. 45.000 Algériens sont massacrés par la soldatesque coloniale française. Aujourd'hui, 64 ans après, à l'ombre de ces morts qui ont laissé cette terre libre en héritage et pour lutter contre l'oubli, contre l'érosion du temps, une section de la Fondation du 8 mai 1945 est là depuis deux décennies à Sidi-Bel-Abbès. Celle-ci a tenu à cette occasion à nous faire part des évènements qui eurent lieu à Sidi-Bel-Abbès en évoquant l'imposante manifestation des citoyens bélabessiens, plus de 4.000 officiellement reconnus par un rapport confidentiel, indiquent nos sources. Ceci a entraîné une réaction énergique des occupants qui ont arrêté des dizaines de militants, dont certains sont morts pour la patrie (chahids), d'autres les ont suivis dans l'au-delà : les témoins oculaires subsistent. Nous indiquerons à titre indicatif la liste des militants arrêtés et jugés à Oran : feu Attar Bel-Abbès, Taleb Mustapha, Djellas Boumedienne, feu Guellai Abdelaziz, feu Benghazi Cheikh, Taleb Hamida, Djellil Houcine, Amir Med, feu Chikhi Med, Aïnat-Tabet Mustapha, feu Belhadj Abdelkader, feu Kadi Saïd (chahid), feu Othmane Tani Abdelkader et Afif Mohammed. Par ailleurs, les militants bélabessiens se sont distingués, le 8 mai 1945, par leur participation relativement massive à la manifestation qui eut lieu ce jour en pleine ville européenne, qui avait pourtant surpris les services de renseignements généraux qui firent un rapport confidentiel chiffré : «Un cortège comprenant 4.000 musulmans environ, suivi de 600 mauresques, défila dans les principales artères de la ville de Sidi-Bel-Abbès». 600 (femmes) est un chiffre énorme, comparé à la population de l'époque et surtout par rapport à leur condition de femmes cloîtrées, marginalisées et exclues de la vie politique. La même année, le droit de vote est accordé aux Françaises. Mais ce n'est que deux ans plus tard que le statut de l'Algérie, octroyé, stipulera: «Les femmes d'origine musulmane jouissent du droit de vote. Une décision de l'Assemblée algérienne... fixera les modalités de l'exercice de droit de vote». Mais pour que les modalités de ce droit de vote soient fixées, il faut attendre 1958, en pleine guerre, lorsque les autorités coloniales, face au militantisme inattendu des femmes, essaient vainement de se les concilier, écrira une combattante. Selon notre source, le 8 mai 1945 renvoie à deux évènements à première vue sans rapport entre eux : la capitulation du IIIe Reich à l'issue de la Deuxième Guerre mondiale, et une insurrection légitime des nationalistes algériens contre la domination française en Algérie, suivie d'une très dure répression. La signature de la capitulation allemande à Berlin le 8 mai 1945 est un évènement dans lequel la participation française est restée relativement secondaire, même si la 1ère armée française du général de Lattre de Tassigny, venue en grande partie d'Afrique du Nord, formait l'aile droite des armées alliées qui ont envahi l'Allemagne par l'ouest, dit-on. Ce qui explique la réaction du maréchal Keitel en voyant signer celui-ci : «Quoi ? Même les Français ?». Le 8 mai 1945 en Algérie est plus d'une simple coïncidence, en partie une conséquence de l'évènement précédent. Le 8 mai, des défilés officiels sont organisés en Algérie pour fêter la capitulation allemande et la fin de la guerre. D'autres manifestations organisées par les nationalistes algériens ont été autorisées sous condition de n'arborer aucun emblème ou slogan jugé séditieux par les autorités, qui viennent d'exiler le leader Messali Hadj à Brazzaville pour éviter un soulèvement. Mais à Sétif, à Bône et à Guelma et d'autres villes d'Algérie, des drapeaux et des banderoles nationalistes sont arborées, ce qui provoque l'intervention armée de la police voulant les arracher. Un début d'insurrection se produit à Sétif et se répand dans les campagnes environnantes, puis dans les environs de Guelma. La répression prend rapidement le dessus, mais elle sévit pendant plusieurs semaines particulièrement à Guelma et dans ses environs. Les nationalistes ont retenu 45.000 morts : ce chiffre est toujours rappelé. Quant aux causes de ces évènements, elles ont été longtemps controversées : entre l'interprétation de la gauche, notamment communiste, dénonçant un complot colonialiste des grands colons et de la haute administration manipulant des nationalistes pro-hitlériens, et l'interprétation de la droite colonialiste dénonçant uniquement un complot, dit-on, nationaliste algérien. L'objet de cette évocation est de retracer l'évolution de l'historiographie de cet évènement dans les deux pays, qui est d'abord passée de la polémique à l'histoire, avant de voir de nouveau la polémique concurrencer et contrarier l'histoire. Durant une première période, allant de l'insurrection manquée à l'indépendance effective de l'Algérie, les écrits sur le 8 mai 1945 appartiennent à un genre essentiellement politique. La persistance d'enjeux actuels fait que leur production dépend étroitement de prises de position en rapport direct avec le problème du destin de l'Algérie par rapport à la France. En France, les échos de cet évènement sont alors peu importants, à l'exception du sérieux débat de l'Assemblée consultative provisoire sur les évènements d'Algérie en juillet 1945, accompagné d'une importante déclaration du ministre de l'Intérieur du GPRF, Adrien Tixier. Mais ces débats d'une assemblée non élue touchent, indique-t-on, relativement peu de monde, et la presse a très peu de place à leur accorder, même si quelques personnalités motivées comme Albert Camus manifestent leur intérêt pour cet évènement algérien. Dans les années suivantes, un seul livre est consacré à l'insurrection de mai 1945 par un élu français d'Algérie, celui d'Eugène Vallet, «Le drame algérien. La vérité sur les émeutes de mai 1945» (Les grandes éditions françaises, 291 pp, 1948). Ce livre était très bien documenté, mais très unilatéral. Un point de vue plus critique envers les abus de la répression se trouve dans ceux d'Henry Benazet, «L'Afrique française en danger», paru en 1947, pourtant non suspect d'anticolonialisme. Et du socialiste Charles-André Julien, «L'Afrique du Nord en marche, nationalismes musulmans et souveraineté française» (Julliard 1952). En Algérie, l'impact de la répression colonialiste sur la montée nationaliste du PPA-MTLD est très grand, mais il ne se manifeste pas par des recherches ni par des publications historiques. La démarche orale ou écrite magnifie le crime colonialiste et son bilan, en passant sous silence les victimes innocentes de l'insurrection, comme le fait remarquer Charles-André Julien en 1952. Cependant, cette démarche de propagande se développe encore davantage dans le discours du FLN pendant la guerre d'indépendance, qui commence le 1er novembre 1954. Le premier appel de l'ALN évoque alors «1945 avec ses 40.000 victimes», et là l'action du FLN lui accorde une place croissante, en particulier après le retour au pouvoir du général De Gaulle, déjà à la tête du GPRF en mai 1945. Cependant, l'exposé le plus frappant pour les Français fut celui du journaliste suisse Charles-Henry Favrod dans son livre paru en France : «La révolution algérienne, Tribune libre» (Plon, 1959). «Tous les chefs nationalistes sont unanimes à ce sujet : la révolution de 1954 a été décidée lors des évènements de 1945. Tous ceux que j'ai rencontrés au Caire, à Tunis, à Bonn, à Rome, à Genève m'ont fait le récit hallucinant des jours et des nuits de mai. Le destin de l'Algérie a été scellé dans ce sang et ces larmes. Ouamrane, Ben Bella, Boudiaf, Chérif et tant d'autres sous-officiers et officiers de l'armée française n'ont pas oublié ce qui s'est passé entre Bougie et Sétif, entre Bône et Souk Ahras». A cette exaltation sans cesse croissante de la mémoire de la répression de mai 1945 par le FLN, la France n'a pas répondu. On peut seulement relever la déposition paradoxale du colonel Groussard en 1962 au procès de l'ex-général Salan, lequel a reconnu la gravité de la répression de mai 1945, mais pour en conclure que nombre d'officiers français s'étaient engagés en faveur de la politique d'intégration de l'Algérie dans la France afin d'en éviter la malheureuse répétition. L'indépendance de l'Algérie a changé cette situation, en privant le 8 mai 1945 de son importance politique directe. Dans les deux pays, le temps de l'histoire est enfin venu, et une convergence entre les travaux et les publications, quels que soient leurs auteurs, est devenue possible. En France, la première enquête approfondie est publiée dès la fin de 1962 par une équipe dirigée par l'intellectuel Robert Aron, «Les origines de la guerre d'Algérie» (Fayard), indique une source qui fait référence à un colloque tenu il y a quelques années en France. Pour la première fois, de larges extraits de documents d'archives furent publiés pour éclairer ce premier épisode trop méconnu. Vint ensuite en 1969 une autre enquête non moins approfondie dans le premier tome d'une histoire de la décolonisation française, publié en 1969 par le journaliste Claude Paillat (sympathisant de l'Algérie française et très bien pourvu en documents de cette origine) : «Vingt ans qui déchirèrent la France», t.1, «Le Guêpier, 1915-1953» (Robert Laffont, 1969). Plus connue, l'évocation de cet épisode l'année précédente dans le premier tome de «L'Histoire de la guerre d'Algérie» d'Yves Courrière, «Les fils de la Toussaint» (Plon 1968), était beaucoup moins solidement fondée parce que dépendant essentiellement de la mémoire des militants nationalistes algériens. C'est pourtant un ancien militant nationaliste algérien ayant choisi de vivre en France pour y travailler plus librement, Mohammed Harbi, qui réalisa les travaux les plus novateurs et ouvrit la voie à une véritable convergence des points de vue algérien et français. Il publia dès 1975 un petit livre très neuf «Aux origines du FLN, la scission du PPA-MTLD, ou Le populisme révolutionnaire en Algérie» (Christian Bourgeois, 1975), qui fut le premier à reconnaître que la thèse colonialiste d'un projet d'insurrection nationaliste était beaucoup plus solidement fondée que celle du complot colonialiste, soutenue par la gauche. Puis «Le FLN, mirage et réalité» (Editions Jeune Afrique, 1980), où il confirma son analyse. Au même moment, la thèse de Mahfoud Kaddache, «Histoire du nationalisme algérien, 1919-1951» (Alger, SNED, 1980 et 1981) vint confirmer avec une abondante documentation que les projets nationalistes d'insurrection étaient très antérieurs à mai 1945, puisqu'ils remontaient au début de la Deuxième Guerre mondiale. Puis d'autres historiens algériens approfondirent l'étude du 8 mai 1945. D'abord l'historien et enfant de la ville de Sidi-Bel-Abbès, installé à Alger, M. Redouane Aïmed-Tabet, qui publia plusieurs versions enrichies de son mémoire sur «Le mouvement du 8 mai 1945 en Algérie». Puis Boucif Mekhaled soutint en France sa thèse sur «Les évènements du 8 mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata» (Paris I, 1989). Durant la même période, les historiens universitaires français ont été plus timides par le volume de leur publications. Il faut citer avant tout la mise au point de Charles-Robert Ageron dans «L'histoire de l'Algérie contemporaine». Puis deux articles importants, l'un du même Charles-Robert Ageron, «Les troubles insurrectionnels du Nord-Constantinois en mai 1945 : une tentative insurrectionnelle ?», et l'autre d'Anne Rey-Goldzeiguer : «Le 8 mai 1945 au Maghreb». Les deux principales publications furent le livre engagé mais très bien documenté de la Française d'Algérie Francine Dessaigne, «La paix pour dix ans (Sétif, Guelma, mai 1945), et le très riche recueil de documents des archives militaires publié sous la direction de l'historien Jean-Charles Jauffret, «La guerre d'Algérie par les documents». A suivre |
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