Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

La France rattrapée par son passé Nom de code : gerboise bleue

par Mohamed Bensalah

Décodage : des officiers militaires de carrière et des scientifiques du CEA (Commissariat à l'Energie Atomique) avaient, dans la plus grande discrétion, mis en place le premier Centre d'Expérimentation Atomique français. Le 13 février 1960, à 07h45, explose la première bombe atomique française. Son nom de code, « Gerboise bleue »... « Quel doux nom pour un essai de mort ! », notait le journal « Libération ». Sa puissance, soixante kilotonnes, soit quatre fois la bombe d'Hiroshima. Avec cette bombe atomique, la France devenait la quatrième puissance nucléaire, après les Etats-Unis, l'URSS et le Royaume-Uni. Cinq mois après la dernière bombe Gerboise, l'Union soviétique a répondu en rompant le moratoire des essais dans l'atmosphère (réglé de facto, depuis la fin de 1958 avec les États-Unis et le Royaume-Uni). De leur côté, les États-Unis réactivent leur propre programme d'essais atmosphériques avec une série de 40 explosions d'avril 1962 à Novembre 1962. La Chine entre alors, à son tour, dans la compétition avec un programme nucléaire testé à partir du 16 octobre 1964. Dans sa volonté de détenir les armes de dissuasion massive, la France officielle, qui a fait plus de 210 essais (au Sahara et en Polynésie), n'avait cure des centaines de milliers de personnes qui travaillaient et résidaient dans le Sahara et le Pacifique Sud.

Reggane est à peine à une quarantaine de kilomètres à vol d'oiseau du point zéro. Fantassins algériens et jeunes militaires français du contingent ignoraient tout des risques encourus, liés à la radioactivité. Leurs chefs leur avaient demandé de tourner le dos et de fermer les yeux au moment de l'explosion. Après le décompte, le bruit épouvantable et l'impression de mort, se remémore l'un d'entre eux. Toute la population locale était à découvert. Des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants originaires des Oasis, des Touaregs de Hammoudia et de Reggane, à deux heures de route d'Adrar, ont tous été exposés aux radiations du feu nucléaire. Après des décennies de mutisme, des voix ont fini par s'élever. Parmi ces dernières, Gaston Morizot, un appelé de la guerre coloniale. Aujourd'hui, l'AAVEN (Association Algérienne des Victimes des Essais Nucléaires), et l'AVEN (Association des vétérans des essais nucléaires) qui regroupe des vétérans français ayant participé aux essais nucléaires en Algérie et à Mururoa en Polynésie, réclament réparation pour les préjudices causés et les pathologies graves qui les affectent. Leurs témoignages sont accablants et les maux qui les font souffrir, abominables. Interrogé sur ces faits, le porte-parole de l'armée française use d'une rhétorique douteuse : « Aucune trace de radioactivité en raison de l'efficacité des mesures prises à l'époque ». Nous sommes en avril 2007.

« J'ai assisté à la première explosion nucléaire, dira l'un d'entre eux, c'était le 13 février 1960 à 7h 04. Une heure après, à 8h, avec trois camarades, nous étions sur le point zéro, nous avions les pieds qui s'enfonçaient dans le sable. Le sable était chaud et noir. Il craquait sous nos pieds comme si nous marchions sur du verre_», reconnaît Roland Weil, conscrit en 1960. «Un officier m'a dit de le conduire au point zéro, j'ai enfilé la tenue de coton réglementaire et nous sommes montés dans la jeep. Une demi-heure après, nous sommes arrivés à un immense cratère. A ce moment-là, un hélicoptère nous a survolé et avec un haut-parleur, il nous a indiqué que nous nous trouvions en zone interdite et qu'il fallait repartir vers la base. J'ai pris le temps de planter le drapeau français au centre du cratère comme il m'a été ordonné», témoigne Gérard Dellac, lui aussi conscrit en 1960.

Lorsque l'image dévoile les tâches blanches de l'histoire de France

Au total, l'armée française aura procédé à dix sept tirs : quatre explosions atmosphériques et treize souterraines. Les nuages de poussières radioactives volatiles et erratiques ainsi dégagés ont atteint le Niger, le Burkina-Faso, la Mauritanie, le Mali_ Roland, Gérard, Jacques, Hervé, Hamadi et Mohamed, anciens appelés du contingent, militaires de carrière, civils ou simples ouvriers avaient séjourné sur les sites nucléaires du Sahara et travaillé durant les explosions atomiques. Dans son moyen-métrage, « Vent de sable », le Sahara des essais nucléaires, Larbi Benchiha nous ramène aux années soixante. Il nous fait comprendre et analyser comment cette expérience militaro-scientifique s'est avérée d'une incertitude dramatique sur le plan humain et environnemental, affectant, hier et aujourd'hui encore (via la poussière, l'eau et les aliments), le quotidien de victimes, placées au mauvais endroit au mauvais moment. Excepté Azzeddine Medour, qui avait osé aborder le sujet dans un excellent documentaire demeuré, à ce jour, sous chape de plomb et Djamel Ouahab, qui vient de réaliser « Gerboise bleue », les essais nucléaires en Algérie, n'ont quasiment jamais fait l'objet d'informations. Sujet tabou, longtemps ignoré par les deux pays, les essais nucléaires font aujourd'hui la une de l'actualité, en raison des effets pervers, à l'origine d'un grand nombre de maladies et de décès.

L'histoire a été dépeuplée par les falsifications, les silences et les non-dits. Mais, chaque jour un peu plus, les fantômes resurgissent pour hanter le présent en attendant l'ouverture officielle des archives. Ils se battent seuls pour faire la lumière sur les traumatismes vécus.

Aussi étrange que cela puisse paraître, un demi-siècle après les drames, la lumière n'a pas encore été faite, malgré les pressions, les actions en justice et les pétitions. Depuis la grande déflagration de Reggane, l'amnésie demeure quasi-totale. Certes, durant la dernière décennie, les choses ont commencé à bouger et quelques zones d'ombre s'éclaircissent. L'annonce du boss de l'armée, Hervé Morin, sonne comme un début de victoire. Les « irradiés de la République » seront indemnisés, affirme-t-il, mais selon « la dose minimale d'exposition aux rayonnements ionisants_ ». En clair, le souhait du ministre est d'exclure, parmi les survivants, la quasi-totalité des victimes afin d'éviter de reconnaître l'importance des enjeux. Mais, jusqu'à leur dernier souffle, les victimes comptent se battre contre l'oubli et la loi du silence imposés, qui occultent les événements. En pleine guerre, et même durant les quatre premières années de l'indépendance de l'Algérie, la France a continué à faire exploser ses bombes dans le Sud de l'Algérie, menace permanente pour toutes les populations de la contrée. Hier comme aujourd'hui, le danger demeure le même.



L'écran de fumée ou le trou sans fond



L'Algérie a une grande part de responsabilité dans cette situation dramatique. Comment se fait-il que les essais, qu'on savait meurtriers, étaient autorisés, quatre années durant, alors que le pays avait accédé à son indépendance ? Que stipulaient les accords entre l'Algérie et la France en la matière ? La question a été posée au réalisateur du film qui précise que, désireux de lever le voile sur la question, il s'était rapproché du seul survivant des Accords d'Evian, M. Réda Malek, mais ce dernier s'est éclipsé discrètement après avoir accepté d'accorder un entretien. Ils sont, selon certaines estimations, 20 à 30.000 algériens qui ont servi de cobayes aux spécialistes des essais nucléaires, demeurés eux, bien à l'abri des radiations.

L'urgence d'une loi réparatrice des conséquences sanitaires, physiques et morales, s'impose de toute urgence. Il est aberrant, qu'après un demi-siècle, aucune enquête épidémiologique n'ait été effectuée pour déterminer les effets sanitaires et environnementaux de ces essais. A ce jour, les sites ne sont ni sécurisés ni réhabilités, exposant ainsi les populations nomades aux dangers de la radioactivité persistante. Les irradiés survivants se souviennent et souffrent en silence. Grâce à Larbi Benchiha, ils ont eu droit à la parole. Un officier algérien, Mohamed Bendjebbar, officier de carrière dans l'Armée de libération nationale, a même affirmé qu'au lendemain du départ des Français du Sahara, lui et ses hommes avaient pris le relais. « Nous sommes arrivés sans la moindre protection. Nous n'avions ni combinaisons, ni masques, ni appareils pour mesurer la radioactivité. Les soldats ignoraient tout de la nature du lieu qu'ils ont investi_ », affirme-t-il avec émotion dans le film.

Tous les survivants (le chiffre des victimes n'a jamais été publié) exigent aujourd'hui des autorités, non seulement qu'elles réparent les graves préjudices causés, mais aussi qu'elles fassent toute la lumière sur ce drame, à l'origine de leucémies, de cancers des poumons, de thyroïdes, de malformations congénitales, de stérilités, etc.

Les victimes de cette ignominie réclament réparation, suivi médical et accès à leurs dossiers militaires, couverts par le secret défense, ce qui les empêche d'accéder aux preuves de leur contamination. Un demi-siècle durant, le grand voile pudique sur les exactions coloniales est toujours présent. Il est inconcevable, au yeux du monde, que l'image de la France, pays de la liberté, de l'égalité, de la fraternité, des Droits de l'homme, de la révolution républicaine et de la référence culturelle et morale, soit associée aux assassinats collectifs, aux enfumades, aux tortures et aux ensevelissements de personnes vivantes. A quand la fin de l'omerta dans le pays des Droits de l'homme ? Jusqu'à quand la négation des crimes commis au nom de l'Etat ? Faut-il laisser les bourreaux et leurs complices dormir en paix, ad vitam æternam ? Les mérites du film de Larbi Benchiha sont indéniables. Par son acuité et sa transparence, ce témoignage restera gravé dans les mémoires. L'auteur révèle des choses monstrueuses, sans pour autant verser dans l'invective. Le réalisateur, qui s'est refusé de céder à l'émotion, a souhaité seulement mettre en évidence la perversité politique en utilisant pour armes, des images et des sons. Pour mener à bien ses recherches, il n'a pas hésité à prendre des risques et à fouler le sol non sans danger, pour montrer que les équipements irradiés ensevelis étaient à nouveau à découvert. A 700 km des lieux des essais, les risques de contamination demeurent, comme le montre ce témoignage bouleversant En survolant la base de Hammoudia, présentée en 1959 comme un Centre d'Expérimentation Atomique par les autorités françaises, il montre bien, à partir des témoignages d'experts, que la région est toujours contaminée par les radiations, et pour plusieurs milliers d'années. En dévoilant cette histoire secrète des essais nucléaires français en Algérie, l'auteur interpelle les consciences et, à travers ces dernières, les responsables de l'époque.