|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
Du balcon d'où elle aimait scruter comme d'habitude l'arrivée de son père, la cadette poussa un cri impossible à déchiffrer et traversa en trombe le modeste appartement renversant tout sur son passage, ouvrit la porte et sortit précipitamment. Les autres membres de la famille, interloqués par la bourrasque qui venait de secouer la torpeur de la maisonnée, lâchèrent ce qu'ils avaient entre les mains. La maman,les bras enfarinés jusqu'aux coudes, jaillit instinctivement de la cuisine et se lança les pieds nus et sans voile, après son enfant en l'appelant par son nom comme si elle voulait l'arracher à des flots impétueux venus l'emporter vers un monde maléfique. Personne n'arrivait à saisir les raisons de ce remue-ménage et tout le monde céda soudainement à la curiosité et s'engouffra derrière elle dans la cage d'escalier que les plus agiles dévalèrent quatre à quatre. Demeurée seule avec le benjamin qui lui était très attaché, la vieille grand-mère, sourde comme un pot et alarmée par ce qui lui évoquait un sauve-qui-peut déclenché par un tremblement de terre, se saisit de l'enfant pour le couvrir de ses bras décharnés, dans un ultime geste de protection maternelle. Au bout d'un moment et de plusieurs chahadas, elle remarqua que rien ne vacillait autour d'elle, ce qui accentua l'énigme de cette agitation subite. Quel est donc ce phénomène capable de troubler l'ambiance d'ordinaire calme et laborieuse ? Elle arrêta d'égrener son chapelet et essaya de se relever avec l'aide de son petit compagnon. Un événement venait de se produire dans la famille et tenait en émoi tous les membres de la maisonnée mais personne n'avait pensé à lui en parler ! La vieille grand-mère, offusquée par le peu de considération qu'on voue donc à sa présence pensa-t-elle, rassembla toutes ses forces pour arriver jusqu'au balcon. Elle était surtout inquiète. Elle tenta de se hisser sur ses genoux ankylosés et regarder en bas dans l'espoir de trouver une explication à la fugue inattendue des siens. En écarquillant douloureusement les yeux, il lui semble apercevoir du haut des six étages un mouvement inaccoutumé que le dernier de ses petits-enfants, après avoir bien regardé, s'époumona de lui apprendre qu'il s'agit d'un rassemblement de curieux autour de la nouvelle voiture que son père vient juste de ramener. Il lui était difficile de se résoudre à quitter sa meilleure complice et l'irremplaçable pourvoyeuse en gâteries, mais il ne put lutter plus longtemps contre la tentation de rejoindre les autres et de tenir le volant dans ses petites mains. Arrivés en bas, tous tombèrent en arrêt et regardaient d'abord d'assez loin comme retenus par une invisible barrière, expression d'une résignation longtemps intériorisée, avant de la toucher de plus près. Le plus jeune s'engouffre derrière le volant et farfouilla dans les commandes du tableau de bord avant de trouver et d'actionner le klaxon, une manière d'ameuter le reste de ses petits copains dont quelques-uns sont déjà là. Un moment qu'il a toujours rêvé secrètement pour leur montrer avec une apparente fierté que son père aussi était capable de posséder une voiture neuve ! Le temps des vaches maigres est ainsi relayé derrière et un bonheur indicible se lisait sur tous les visages. La famille venait ainsi de rejoindre le gotha. Quel soulagement ! Après «l'auscultation» d'usage, les questions qui n'attendaient pas de réponse sur les différentes options et autres détails qu'on discutera âprement avec les voisines, la mère et les grandes filles s'aperçurent que leur tenue manquait singulièrement de discrétion et que le véhicule n'était plus le seul objet de la curiosité de l'assistance. Elles s'éclipsèrent en coup de vent et regagnèrent l'appartement ou les attendait de pied ferme l'ancienne et son lot de remontrances. Seule la vieille grand-mère percluse par les rhumatismes ne pouvait effectuer un aussi pénible déplacement, mais dans son for intérieur elle se préparait avec le cérémonial consacré à bénir la nouvelle venue et à faire appel aux saints de la protéger du mauvais oeil. Son âge avancé lui conférait les privilèges du dépositaire authentique des anciennes traditions pour veiller au respect des principes coutumiers transmis d'une génération à l'autre depuis la nuit des temps. Personne n'osait contester ses mystérieuses connaissances, encore moins ses capacités de communiquer avec le monde parallèle des djinns. Elle demanda sur le champ un paquet de henné «biskria» et une pesée de bkhour pour concocter la préparation avec laquelle elle allait badigeonner discrètement les roues du véhicule dès qu'il n'y aura plus personne dans la rue. Malgré la précarité de sa santé, elle exigera qu'on la conduise jusqu'à la nouvelle venue pour l'onction obligatoire comme elle a vu faire les plus vieilles de son douar d'origine lorsque les hommes achetaient une nouvelle monture. On devrait même égorger un coq noir et enduire de son sang les jantes de la voiture. Le chef de famille, fonctionnaire de son état, ne pouvait résister plus longtemps à la pression sociale et à la demande si souvent répétée de sa famille pour s'aligner sur les standards en vigueur dans la confrérie et suivre l'exemple de ses semblables en achetant à crédit un véhicule. Après toute une vie de labeur et de privation, il est arrivé à la conviction qu'il n'a aucune possibilité de réunir la somme nécessaire pour se payer cash un véhicule neuf. Il vendit son vieux tacot pour verser le premier apport et se décide avec un pincement au coeur à faire le grand saut dans l'univers impitoyable de l'asservissement des échéances à respecter qui viendraient ébranler inévitablement le fragile équilibre de son pouvoir d'achat. Même s'il se doute déjà de l'ampleur des conséquences induites, il a donc fini par céder à l'attractivité d'une formule capable de lui procurer instantanément un bien de consommation, symbole de l'aisance, mais qui dans les faits rendrait paradoxalement aléatoire la satisfaction des autres besoins fondamentaux. On a même constaté la conjonction d'autres demandes jusque-là presque inconnues. Après une euphorisante lune de miel, où tout le monde est occupé à bichonner la nouvelle venue et à la surveiller avec vigilance des égratignures, cabossages et autres vandalismes, quand ce n'est pas le vol, aléas des parkings de nos cités surpeuplées, arrive la période des opportunités d'utilisation de cet objet et l'appréciation de ses innombrables services. C'est Madame qui veut s'offrir une cure à tel hammam réputé pour ses vertus miraculeuses ou la grand-mère qui voudrait revoir avant sa mort une lointaine cousine qu'elle a perdue de vue depuis la guerre à l'autre bout du pays. Les enfants se chamaillent encore sur la destination des vacances entre les plages algériennes ou les cimes de l'Ahaggar. Les parents et alliés l'inscrivent dans la liste des véhicules à utiliser pour les différents événements qui peuvent survenir dans la nombreuse fratrie qui se manifeste aujourd'hui alors qu'elle l'a toujours ignoré auparavant. La boîte de Pandore venait de s'ouvrir et commençait à égrener son contenu devant notre fonctionnaire. Il ne reconnaît plus sa petite famille si modeste et si compréhensive d'habitude, se contentant de l'essentiel. Une métamorphose extraordinaire venait de se produire dans les habitudes de consommation. Avec une aussi belle voiture garée devant l'immeuble, tout doit évoluer en concomitance: du comportement à l'alimentation sans oublier l'accoutrement, etc. D'ailleurs l'adolescent s'est tout de suite acheté une casquette genre coureur F1 pour frimer devant ses copains. Avec une pointe d'amertume, il a la nette impression que la paisible ambiance dans laquelle vivait sa famille commence à partir en lambeaux, emportée par l'oubli de la modération dans les dépenses qui a atteint soudain chacun des membres de sa famille. S'apercevant trop tard de l'engrenage dans lequel il s'est empêtré, il se retrouve condamné à survivre pendant au moins cinq ans avec la moitié de son salaire et le double des dépenses ! A moins de trouver d'autres ressources ou de se transformer en taxieur clandestin pour arrondir les fins de mois, notre fonctionnaire aura toutes les peines du monde pour garder la tête hors de l'eau. La période de grâce où l'on vivra avec les oripeaux des apparences obstinément entretenues tire assez tôt vers sa fin, chassée par la dure réalité des coupes sombres dans le budget familial pour faire face aux remboursements mensuels. Sourdent alors les reproches mutuels. On se rend à l'évidence que ce mode de vie devient plus contraignant, voire intenable. Le père n'hésite plus à accuser le reste de la famille d'être des dépensiers sans coeur qui ne compatissent plus à ses problèmes et ne font aucune concession sur des fantaisies de plus en plus farfelues et difficiles à satisfaire. Les autres lui découvrent d'étranges défauts qu'ils n'avaient jamais décelés dans le passé, entre autres le manque de débrouillardise pour au moins maintenir le niveau de vie qu'ils avaient avant d'être happés par la spirale de l'endettement qui s'est malheureusement bien installée. Avec le manque de préparation et les contraintes de la pression sociale, dès qu'on s'engage dans l'aventure des crédits à la consommation, on adopte inconsciemment d'autres comportements en dehors de toute adéquation avec les moyens réellement disponibles. De douloureuses ruptures menacent les équilibres des foyers qui finissent pour la plupart par regretter l'instant où ils ont abdiqué leur liberté pour s'embourber dans la hacilitée par ce qui est supposée être une forme d'aide à l'émancipation. Une illusion qui permettrait au simple salarié de faire un séjour virtuel dans la cour des grands; alors qu'en réalité cette formule participe dans une certaine proportion dans la congestion de nos routes et de nos esprits pour une satisfaction toute relative en fin de compte. Il ne faut pas jouer au riche quand on n'a pas le sou..., disait quelqu'un ! * Hacilitée : du mot arabe hasla latinisé qui veut dire enlisement. |
|