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Beni Saf: L'escalier, toute une histoire

par Mohamed Bensafi

Béni-saf, ce n'est pas seulement la mer, c'est aussi les escaliers. Nul ne revient de cette ville sans en être ébloui et sans porter en lui l'appel du retour. Pour le visiteur de la ville du saint Sidi Boucif, l'une des images les plus fascinantes qu'il emporte avec lui, c'est celle des escaliers. Ces interminables échelles, qui d'abord effrayent puis enjôlent. Si on raconte qu'en 1850, il n'y avait aucune habitation, pas même un gourbi, que la ville de Béni-saf doit son existence à la mine, il demeure cependant que sans ces (ses) escaliers, Béni-saf ne serait peut-être jamais devenue une ville comme toutes les autres. Béni-saf est née sur une colline. Les grandes artères de la ville ne furent établies qu'en creusant et en nivelant et, malgré leurs importants soubassements, elles serpentent en pentes raides. Les multiples escaliers témoignent toujours des dénivellations naturelles et pour bâtir chaque maison, il fallut ou niveler ou couper dans les flancs des collines. Tout cela donne à Béni-saf, avec ses six quartiers perchés en haut, un plan tourmenté qui contraste étrangement avec, par exemple, celui d'Ain-Temouchent où les rues planes se coupent à l'angle droit suivant un schéma logique. Le relief abrupt de Béni-saf lui offre cette configuration amphithéâtrale magistrale où les escaliers montent comme des gradins et où la place du marché couvert fait office de scène. Témoin, le marché datant de 1913. Et l'escalier le plus long (347 marches, un peu comme 300 mètres) demeure celui qui prend son départ de l'ancien siège de la mairie et qui se termine au niveau de la rue Emir AEK. Il serait même le premier escalier à avoir vu le jour à Béni-saf. Jadis c'était une descenderie, qu'on appelait «la ficelle», et que, vers les années 1890, la mine utilisait pour remorquer, dans les deux sens, par câbles les wagons de minerai de fer. Les escaliers font partie du patrimoine historique de la ville. Chaque escalier a un nom, une histoire, une date, un passé. Jadis, comme l'a si bien raconté l'écrivaine Henriette Georges, pied-noir de Misserghin qui a bien connu Béni-saf, l'escalier était un lieu inévitable de rencontre. Un espace de bon voisinage où le pauvre et le riche, le blanc et le noir, l'arabe et le chrétien, l'intellectuel et l'illettré se côtoyaient journellement. Un mélange de contrastes qui faisait de l'escalier un espace de communion publique. A Béni-saf, chaque escalier mène partout, à un point de rencontre avec au moins 03 rues et les gens se croisent sans cesse à longueur de journée. Sur ces escaliers, le matin, on échappe rarement au traditionnel bonjour. On s'échange les premières politesses du jour. Et autrefois on offrait ou on s'échangeait des gourmandises, et le soir on se racontait des histoires. Les bordiers de chaque escalier avaient cet agréable geste de balayer ou de laver à grande eau, matin et soir, «son» escalier. Khalti Aicha, 84ans, témoigne : «chaque famille avait comme le devoir de nettoyer devant sa devanture (puisque les maisons avaient des accès par l'escalier) avant le retour des écoliers. Tu pouvais même t'asseoir et manger à même le sol tellement c'était propre...». Les escaliers sont des raccourcis. Celui qui a vécu à Béni-saf, ne vous dira jamais que monter un escalier est fatiguant. C'est même un moyen de faire régulièrement du sport. Comme les rues, les escaliers portent des noms de chahids ou de personnalités. Plusieurs escaliers sont aujourd'hui des artères commerçantes qui participent à l'économie locale. On peut y trouver des bijouteries, des pharmacies, des tailleurs, des cordonniers, des avocats, des écrivains publics, des parfumeries,... tout quoi... Et si les commerçants essayent d'en prendre soin en donnant chaque matin un coup de balai et quelques jets d'eau pour rendre les lieux fréquentables, certains escaliers en perdant leurs rampes ont perdu leur côté esthétique. Sur d'autres, les enclaves, autrefois des espaces fleuris, sont dans un abandon total. Ammi Ahmed se rappelle comme si c'était hier «autrefois l'escalier, c'était l'affaire des voisins...». Mais hélas, les temps ont changé.