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Du bon usage du «peuple» en vrac

par Kamel Daoud

Il y a Hollywood, la Maison Blanche, le Pentagone, Abou Ghoreib et les Américains. Dans le tas, rares sont parmi les nôtres qui connaissent les Américains et les Américains connaissent rarement le reste du monde. Pourquoi ? Parce que dans une sorte de réussite de la propagande interne, les Américains sont à la fois sur-médiatisés mais sous-informés : à la fin, ils sont le parfait exemple d'une société post-alphabétisée. Le rêve absolu de tout Pouvoir en quête d'assise et de continuité sans menace de coup d'Etat. Et selon le grand Chomsky, dernier prêtre de l'audace intellectuelle internationale, tout Etat survit grâce à un double front nourri et, en même temps, craint : l'ennemi extérieur et l'ennemi intérieur. Pour le premier, les USA se sont offert l'URSS et ensuite Ben Laden et le « terrorisme mondial » et leur ont répondu par des guerres fourbes de prédation, au nom de la sécurité nationale, explique le linguiste. Pour le second front, la victoire est presque totale, avec un peuple américain déconnecté du reste du cosmos, convaincu qu'il est menacé par tout le monde, embarqué dans des guerres qu'il croit défensives et capable d'avaler des bobards genre ADM de Saddam, Ben laden pilote, etc.

Zoom sur l'Algérie : là, le peuple est dans la même posture, mais en « négatif ». Le peuple est surinformé mais sous-médiatisé. Il est dans la case du pré-alphabétisme. Questions : qui est l'ennemi extérieur ? Qui est l'ennemi intérieur ? Pour le premier, on nous pousse à penser mollement que c'est le Maroc, un peu le pays invisible de « la main étrangère » ou, enfin, que c'est une sorte de jalousie internationale et régionale, genre néo-colons français. La vérité étant que l'Algérie n'a plus d'ennemis extérieurs et, encore plus étrange, pas d'amis non plus.

Pour l'autre front, là, la situation se complique. L'ennemi intérieur est officiellement le GSPC. Techniquement c'est vrai, politiquement c'est incomplet. L'ennemi intérieur de tout Pouvoir c'est un peuple fruste, difficile à manipuler, « dissident » tout en étant immobile, rusé, méfiant, impossible à enthousiasmer et difficilement pénétrable par la propagande. Comparés aux Américains de base, les Algériens sont d'une ruse inconcevable. Tous les Algériens qui voyagent dans l'Occident le comprennent très vite. Et lorsqu'un peuple est trop biaisé, son régime sait qu'il est difficile d'en fabriquer un peuple US, et qu'il est encore plus difficile de le « recruter » autrement que par le pain et l'argent de la rente. Chose qui explique un peu la « grossièreté » politique chez nous : à peuple tordu, un régime tordant, en quelque sorte. Ce qui heurte cependant le sens du machiavélisme, c'est que rien n'est fait pour alimenter les deux fronts.

Le « régime » ne fait rien pour parfaire ses propagandes, les déconnecter de la mascarade de l'ENTV et des médias publics, les pousser à la performance de la culture « embeded » et des lobbies médiatiques « assimilés », non par la force mais par la « solidarité », et laisse le soin de ses maquillages à la plus bête des maquilleuses de son quartier. Les USA ont autant d'analphabètes qui savent lire et écrire que nous, mais ils s'en portent souvent mieux.

Chez nous, c'est le contraire et même nos dictatures sont à peine qualifiables d'intelligentes dans le «mal». L'aboutissement ? Une redéfinition obligatoire du sous-développement : des régimes bêtes, riches et méchants face à des peuples bêtes et assis, avec, entre les deux, des rapports alimentaires, sans les finesses de la bonne cuisine.

A regarder les recettes nationales de la communication publique et de l'usage de l'information dirigée, on en conclut que nous sommes incapables non seulement de gouverner mais, plus affligeant, d'être de bonnes dictatures soucieuses de cultiver des mythes sournois pour garder la décision aux mains des « hommes de meilleures qualités », veillant à défendre à la masse l'exercice du pouvoir direct et participatif qui lui serait fatal.