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Du lycée à l'université: Quelle transition ?

par Abdellatif Megnounif*

Le système éducatif algérien passe par deux grandes étapes successives, la première dirigée par le ministère de l'Education nationale qu'on va appeler étape « éducation » qui comprend globalement trois sous-étapes ; le primaire d'une durée de cinq années, le moyen d'une durée de quatre années et enfin le secondaire en trois années.

On pourra parler selon les réformes de 2008 de l'école préparatoire, l'enseignement fondamental (primaire et moyen) et l'enseignement secondaire. La deuxième étape est dirigée par le ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique qu'on appellera « ESRS : enseignement supérieur et recherche scientifique » et comprendra trois paliers, L : licence, M : master et D : doctorat pour former l'acronyme « LMD » du nouveau système adopté par la majorité des établissements du supérieur, surtout les universités et les centres universitaires. Notons aussi qu'une partie de nos enfants peuvent prendre un troisième chemin, celui de la formation professionnelle dirigée par le ministère de la Formation et de l'Enseignement professionnelle. Il faut juste peut-être rappeler que l'enseignement en Algérie est un droit constitutionnel pour tous, totalement gratuit et est obligatoire à partir de six ans.

Au début, le passage de n'importe quelle étape à une autre se faisait en passant un examen final. Si l'examen du brevet, passage du moyen au secondaire, n'a pas pu résister longtemps aux changements, a vite perdu de sa valeur décisionnelle dans le passage, celui du « sixième », passage du primaire au moyen, et pendant la période du Covid-19, a carrément été éliminé et remplacé par un autre type d'évaluation complétement différent. Le seul examen qui résiste toujours est celui du Bac pour le passage du secondaire au supérieur. Le Bac a un pouvoir décisionnel de 100% pour accéder à l'université. C'est le seul moyen qui existe actuellement pour traverser le fleuve qui sépare le système d'éducation au système de l'enseignement supérieur. Un fleuve où actuellement ses rives s'éloignent de plus en plus. Est-ce qu'en général on se prépare pour cette traversée ? Quand on passe d'une rive à une autre, on emmène généralement avec nous toute une checklist de voyage qui va nous permettre de nous adapter facilement de l'autre côté du fleuve et continuer le voyage dans de très bonnes conditions. Sachant que le monde de « l'éducation » et celui de « ESRS » sont très différents dans plusieurs aspects, pédagogique, sociale, comportementale... Là, il faut peut-être lancer des sondages de temps en temps à nos élèves du lycée pour voir comment ils voient le milieu universitaire suivant plusieurs côtés. On aura des premières réponses pour construire la suite.

D'autres l'ont fait et ont tiré des conclusions très intéressantes. Le plus souvent nos lycéens se heurtent à des changements brusques entre ce qu'ils ont l'habitude de voir au secondaire et ce qu'ils découvrent à l'université. D'abord, un changement brusque dans le comportement où dès la rentrée à l'université, l'étudiant se sent très libre à faire ce qu'il veut. Aucune contrainte, ni de l'administration, ni des parents, ni de la société. Est-ce que cette indépendance, pour logiquement être plus responsable, est préparée à l'avance ? Est-ce qu'on a prévu ceci dans notre checklist de voyage ? Un changement brusque aussi dans l'apprentissage et les méthodes utilisées. Il est connu qu'en général les cours à l'université ne sont pas obligatoires et sont donnés sous forme magistrale où l'interactivité entre l'étudiant et son enseignant est très réduite voire éliminée dès les premières années. On passera d'une classe de lycée très réduite maitrisable par l'enseignant à un amphi de centaines de places où il est difficile d'approcher l'enseignant. Imaginer le nouveau bachelier dans ses premières séances de cours. C'est le choc. C'est le début de l'acquisition d'une autonomie totale dans le processus d'apprentissage, dans la prise des notes, dans la rédaction des rapports de travaux pratiques, de travaux dirigés... et surtout dans la prise de décision. Est-ce qu'on a prévu ceci dans notre checklist de voyage ?

Un changement dans le système de progression, d'évaluation... Le nouveau bachelier se heurte de façon brusque à un vocabulaire « pédagogique » très différent dès ses premières semaines d'université. D'abord, le LMD, jusqu'à présent pas bien connu et maitrisé par le lycéen, ni même pas par ses parents qui souvent sont les premiers décideurs du choix des chemins à suivre par leurs enfants. A cette étape, est-ce qu'il est capable de faire la différence entre un domaine, une filière, une spécialité ? Est-ce qu'il sait ce que c'est une matière ? Une unité ? Un crédit ? Est-ce qu'il fait la différence entre une unité fondamentale, méthodologique, découverte... ? Est-ce qu'il peut comprendre qu'il peut accéder à une année supérieure sans avoir toutes les matières ? Même l'évaluation est différente, qui passera d'une évaluation trimestrielle à une évaluation semestrielle avec des compensations de tout genre et à tous les niveaux ? La réponse à toutes ces questions nous renvoie encore une fois à cette fameuse checklist de voyage qu'il faut la préparer avant la grande traversée. Finalement, est-ce que notre lycéen prépare cette checklist ? On peut répondre en analysant certains paramètres clés qui peuvent être de vrais indicateurs de réponse.

D'abord, en analysant les deux systèmes « éducation » et « ESRS », on remarque bien qu'il y a une faille importante dans l'interface qui est très mal conçue. Ne dit-on pas qu'en management le point critique est l'interface entre les différentes unités fonctionnelles. Le système « éducation » qui se focalise uniquement sur le Bac (on dirait que c'est le seul objectif de ce système) ne fonctionne que pour préparer ses élèves au Bac. Après le Bac, ce n'est plus son souci, il passera la balle à l'enseignement supérieur qui doit prendre le relais et se focalise sur d'autres objectifs et préparer ses étudiants à des formations diplômantes dans diverses spécialités offertes. Si on analyse dans le fond ces objectifs, on va les trouver différents. C'est comme les joueurs d'une équipe de football, le défenseur essaye de se débarrasser du ballon en le faisant passer au milieu qui lui aussi essaye de se débarrasser au profit de l'attaquant. Et lorsqu'on rate le but, c'est celui qui a reçu le ballon le dernier qui est responsable. C'est vraiment l'ancien système de management qui date d'avant l'année 1945 qui repose sur le concept du « above the boundary wall » ou tout le monde dégage sa responsabilité et ça tombe sur la tête du dernier possesseur du ballon.

Un concept qui a vite montré ses limites et qui a évolué par la suite pour prendre en compte l'ensemble des composants qui doivent tous travailler pour un seul objectif commun. S'ils gagnent c'est tout le monde qui gagne et s'ils perdent c'est tout le monde qui perd. Cette façon d'impliquer tous c'est comme si on va s'intéresser au global et à tout l'ensemble au lieu de se focaliser sur le détail uniquement. C'est une vision ensembliste, globaliste dite systémique.

Ainsi, avec ce constat on remarque donc que la transition ne se fera pas de façon « smooth » mais plutôt brutal. Conséquences, dès les premières années de l'université on note un taux d'abandon ou de décrochage (comme certains préfèrent l'appeler) important et ceci pour toutes les filières confondues. D'ailleurs, à mon avis pour mesurer l'échec ou la réussite du système universitaire, il vaut mieux parler de l'indicateur « taux d'abandon » que de parler du « taux d'échec ». On notera aussi des changements de filière ou des réorientations de plus en plus fréquents, surtout les premières années. On notera aussi l'augmentation du nombre de candidats au deuxième Bac de plus en plus important. Imaginer le coût financier engendré par ces « failles » que l'Etat doit encore supporter. Ça va être sûrement l'équivalent du budget de fonctionnement d'une ou plusieurs universités. Est-ce qu'on a essayé de comprendre ceci à une échelle de la décision ? Je suis sûr que beaucoup d'études se sont faites et même des tentatives de trouver des solutions, mais quels résultats ? Donc, je dirais finalement que cette transition ou cette traversée du fleuve, malgré les différentes tentatives des uns et des autres, reste une transition sans gouvernance. On a beau échanger la balle entre l'éducation et le supérieur, souvent on se renvoie la responsabilité de l'échec, cette transition reste sans solution structurelle qui va permettre à nos futurs étudiants d'être satisfaits.

C'est à partir de ce constat que je me permets, modestement, de citer quelques points qui méritent vraiment réflexion qui vont sûrement contribuer à l'amélioration de la qualité de notre produit, tant à l'amont qu'à l'aval. Ce ne sont pas « la solution », mais peuvent être le début de la solution. Ces points sont cités par ordre du plus important au moins important. Ils sont comme suit :

1) La notion de deux dirigeants (l'éducation et le ESRS) avec deux systèmes à objectifs différents, pour un même produit à la finalité est révolue. Il est temps de regrouper les deux ministères (et pourquoi pas les trois ministères, y compris le professionnel) en un seul ministère, un seul système dont les objectifs seront bien définis si on réussit à définir toutes les exigences des parties prenantes, sans distinction. Dans ce cas, il n'y aura pas, par exemple, d'enseignant du primaire et d'enseignant universitaire. Il va y avoir un enseignant qui participera activement à la réussite du produit. Avec ce seul système, la vision est beaucoup plus globale du début de la scolarisation jusqu'à la diplomation. Bien sûr toute la nouvelle structure organisationnelle doit suivre.

2) Créer des commissions (j'allais dire mixtes, comme c'est un seul système c'est« commissions » tout court), toujours au sein d'un seul système, entre ceux qui interviennent dans les divers paliers du processus. Cette commission sera installée au niveau de chaque ville universitaire et aura la lourde tâche de coordination, de contrôle et de suivi le long de l'année. Elle sera l'organe consultatif et la tête pensante du système.

3) Revoir le système d'orientation. La qualité de ce système se mesure principalement grâce au taux de satisfaction de toutes les parties prenantes et essentiellement des futurs étudiants. Ce taux s'exprime généralement par le taux de réalisation des priorités des bacheliers. Actuellement, l'orientation vers l'enseignement supérieur se fait sur la base des 04 paramètres : la série et résultats du Bac, les vœux exprimés par le bachelier, les capacités d'accueil des EES, et la circonscription géographique. En parcourant la littérature, il est vrai qu'on retrouve ces critères dans la majorité des pays, y compris les pays les plus développés. Beaucoup de travaux scientifiques se sont penchés sur cette question montrant surtout le caractère multidimensionnel du processus d'orientation, le rendant très complexe. En plus de ces critères, les réflexions sont allées un peu plus loin jusqu'à considérer des paramètres tels que l'appartenance sociale, la carrière scolaire, le critère économique, le sexe, et même le lycée fréquenté... A mon avis, quels que soit les critères retenus, le plus important est d'assurer une continuité parfaite entre l'enseignement au lycée et celui de l'université. Généralement, le parcours est déjà tracé dès le lycée et que toutes les parties prenantes se sont habituées à ce choix, essentiellement les parents d'élèves. Un point à débattre.

4) Développement d'un système de communication performant, car il s'est avéré que dans n'importe quel domaine, on ne sait pas communiquer ou bien on ne veut pas communiquer.Une communication effective est de donner la bonne information à la bonne personne au bon moment et de manière rentable (peu coûteuse). Je me suis toujours demandé pourquoi la circulaire d'orientation des nouveaux bacheliers, qui reste un document de grande importance dans l'orientation, ne verra le jour qu'au mois de juin de chaque année. Est-ce qu'un nouveau bachelier assimilera et comprendra le contenu rapidement pour faire le bon choix ? Est-ce c'est de la bonne communication ? Pour une bonne communication, il faut qu'elle soit effective et durable. Organiser des rencontres avec des lycéens une fois par an en face to face ou bien en portes ouvertes (certains ne le font même pas) reste très insuffisant sinon un non-sens. Il faut que l'université s'invite chez les lycées et vice versa de façon continue et le long de l'année. Pourquoi ne pas proposer directement des matières, « découvrir l'université », de découverte et pourquoi pas à partir de la 2ème secondaire ? Pourquoi ne pas prévoir une émission radio hebdomadaire, « découvrir l'université ». On peut lancer la réflexion. Ce système de communication sera bien pris en charge par la commission mixte qui sera installée au niveau des villes universitaires.

5) Il est peut-être temps de lancer une réflexion ensembliste sur le seul critère utilisé pour traverser notre fleuve, à savoir le Bac. Ne serait-il pas judicieux de prévoir d'autres systèmes pour l'accès à l'université. On en a déjà parlé dans le passé de quelques possibilités, mais qui sont restées sans suite. Ah ! cette résistance aux changements dans le management est un handicap majeur. On peut, par exemple, citer l'idée d'introduire le cursus de la terminale dans le calcul des moyennes finales, ou bien passer le Bac en deux étapes, la première au niveau de la deuxième année secondaire et la seconde au niveau de la terminale. D'autres possibilités peuvent être envisagées et engager une vraie réflexion.

En conclusion, je pense qu'on n'a pas vraiment le choix. A cette vitesse, le taux de décrochage va s'accentuer, surtout quand on voit la courbe très ascendante des titulaires de Bac chaque année. Il faut agir et oser, au moins pour lancer la réflexion, avec cette nouvelle vision globaliste, ensembliste et où chaque partie prenante (responsables, enseignants, élèves, étudiants, parents d'élèves, administrateurs, le monde socio-économique, ...) se considère comme acteur principal dans l'assurance qualité de nos formations. Nous allons sûrement vers une transition très douce entre les différents paliers du système éducatif, source de plusieurs problèmes. Je suis sûr que s'intéresser actuellement à cette transition va être la locomotive pour prendre en charge les autres chantiers pour un vrai système éducatif moderne.

*Prof - Université de Tlemcen