Faudra-t-il un jour rapatrier les cendres d'Albert Camus ?
Pour le moment, il est dit qu'il n'est pas algérien. Pourtant né en Algérie.
Avec des livres éclairés par les paysages algériens, la terre d'ici, la
lumière, le sel aussi et surtout. La raison est, dit-on, son choix de ne pas
prendre les armes, c'est à dire de ne pas être du bon côté. Car, pour le
moment, l'histoire algérienne est réduite à la mesure de l'histoire du FLN.
«Avant» ou «pendant» il n'y avait rien ou que de la traitrise et de la tiédeur.
Le verdict frappe de nullité la grandeur d'Albert Camus ou l'engagement profond
et indépassable de Messali Hadj. Et cette histoire d'une guerre et d'un combat
est dure, stricte, tranchée par la mort et la vie et ne permet pas encore de
voir au-delà. Mais viendra un jour où, pour continuer à vivre, ce pays
cherchera la vie plus loin, plus haut, plus profond que sa guerre. On devra
alors proclamer nôtres les anciennes histoires, toutes nos histoires et
s'enrichir en nous appropriant Camus aussi, l'histoire de Rome, de la
chrétienté de l'Espagne, des «Arabes» et des autres qui sont venus, ont vu ou
sont restés. La langue française est un patrimoine, comme les architectures des
colons, leurs traces et leurs actes, crimes ou marais asséchés, génocides et
places publiques. Et cela vaut pour les autres : notre empire prendra de la
géographie quand il prendra la vastitude de l'histoire. Et nous seront grands
et fiers lorsque nous nous approprierons tout notre passé, nous accepterons nos
blessures qui nous ont été faites et ce qu'il en naquit parfois comme terribles
fleurs de sel ou de pierres. Un jour donc, cela cessera, et on pensera à
rapatrier les cendres de Camus car il est notre richesse d'abord, avant les
autres. Il a en lui la trace de nos pas et nous avons nos traces dans ses
errances et ses voyages même s'il nous tourne le dos comme on le dit. Même s'il
le nie ou le fuit. C'est ainsi. L'Algérie est aussi les enfants qui l'on renié.
Et on s'apaisera alors. Car il est triste de voir qu'on n'arrive pas à fêter la
naissance de cet homme ni ici où il est né ni là-bas où il est mort. Il est
coincé dans le terrible territoire du premier sans-papier. Illustre déchiré.
Enfant indésirable et désiré. Un homme qui a posé la question au monde et dont
on réduit la réponse à un extrait de naissance. Triste histoire d'un mythe.
Misère des deux bords qui repoussent ou se déchirent cet enfant du mauvais
couple. Quand il est mort, Ibn Rochd (Averroès pour les Autres) a été enterré
au Maroc, mais c'est à Cordoue qu'on a rapatrié ses cendres. Ibn Rochd était-il
«arabe» ? Espagnol ? Andalou et homme de sa quête ? Ses cendres enrichiront sa
nouvelle terre mieux que sa vie n'éclaira les nôtres.
Un jour, on l'espère, Camus nous reviendra. Et
Saint-Augustin, et les autres, tous les autres, toutes nos histoires, nos
pierres, architectures, mausolées et croyances, vignes et palmiers, oliviers
surtout. Et nous sortirons tellement vivants d'accepter nos morts et notre
terre nous sera réconciliée et nous vivrons plus longtemps que le FLN et la
France et la guerre et les histoires des couples. C'est une question
essentielle : celui qui accepte son passé est maitre de son avenir. Les cendres
de Camus nous sont essentielles malgré ce que l'on dit. Il est le lieu de la
guérison car le lieu du malaise, lui comme ce pan de l'histoire qui est nous,
malgré nous. Ses cendres sont notre feu. C'est ici son royaume, malgré son
exil. Cet homme obsède si fort et encore que son étrange phrase pour l'étranger
vaut pour lui plus que pour son personnage : hier Camus est mort, ou peut-être
aujourd'hui. On ne sait plus. On doit pourtant savoir et cesser.