
C'est le nouvel ennemi : le chômeur. Encerclé à Alger,
expulsé s'il est Maghrébin activiste, capturé et jugé à Ouargla. C'est donc la
nouvelle ligne de confrontation. L'un a tout. L'autre n'a rien et cela le rend
indépendant, incontrôlable, impossible à formater parce qu'il est hors du seul
lien qui lie le régime à ses Algériens : le salaire, alias la rente, prénom du
pétrole quand il est bien raffiné. Le chômeur étant libre, sa liberté est
devenue aussi insupportable. Il menace par son statut car il n'a pas de
parenté, ni de cordes. Mais pourquoi le régime ne l'intègre pas tout simplement
? Parce que le chômeur est d'une double nature : il y a le chômeur assis. Celui
qui n'a pas de conviction militante. Celui qui n'a pas fait le lien entre sa
condition et le fonctionnement général du politique. Celui qui ne réclame pas
mais qui attend doucement ou violement. Celui-là est favori. A la limite, il
coupe une route mais ne veut pas réveiller tout un peuple. On lui donne et il
peut ne pas rembourser les banques ni payer les impôts. Il est alors associé,
et pas seulement recruté. C'est un poids mort. «Je veux seulement un logement,
je ne suis pas Bouazizi» a crié un jour un immolé à Alger. L'immolé avait
compris la fine distinction à proclamer pour que son acte passe dans la
comptabilité de l'acte isolé et bénéficie d'un traitement isolé et ne soit pas
politiquement dangereux pour lui.
L'autre chômeur est celui déjà irrécupérable : il a fait la
jonction entre sa condition et le dossier Khellil. Il est conscient, désaliéné
selon le langage périmé de la gauche. Il a compris et maintenant ne veut pas un
salaire mais un Etat. Il est réveillé et ne veut pas dormir. Alors il encercle
celui qui encercle son puits. Un chômeur nu, glissant entre les doigts,
insaisissable, est plus menaçant qu'un haut corrompu (on dit d'ailleurs «le
neveu de Bejaoui», alors qu'un chômeur n'est le neveu de personne). Si le neveu
de Bejaoui, aujourd'hui cité dans les journaux comme un intermédiaire pour de
lourds dossiers de corruption, était un chômeur a Ouargla, il aurait peut-être
été fiché, traqué, surveillé, arrêté et inculpé souvent. A Zéro dinar, il est
une inquiétude. A 200 millions de dollars, il est une norme. C'est ce qui
explique un peu ce paradoxe algérien : le régime chez nous est doté d'une
formidable capacité d'intuition sur les essences et les raisons. Il devine très
vite l'intention profonde. Né au maquis, il ne croit pas aux pensées mais aux
arrière-pensées. Un corrompu est toujours un client, un chômeur militant est
essentiellement un dissident. D'où cette étrange guerre algérienne : on ne
pourchasse pas les corrompus, mais ceux qu'on n'arrive pas à corrompre parce
que c'est trop tard.